28 février 2013

Quatre étranges cavaliers

Ce western d'Allan Dwan n'est pas sans charme. Réalisé en 1954, deux ans après Le Train sifflera trois fois de Fred Zinneman, Quatre étranges cavaliers (Silver Lode en anglais, du nom de la bourgade où se déroule l'histoire) en est un quasi copié-collé. Le film commence en effet quand un homme bien sous tous rapports, Dan Ballard, sur le point de se marier avec sa blonde, est interrompu au dernier moment par l'arrivée en ville des quatre cavaliers du titre, venus se venger. Sauf que le marié n'est pas un shérif rattrapé par son passé sous la forme de quatre malfrats qu'il aurait jadis coffrés, c'est un ancien joueur de poker traqué par un soi-disant shérif pour le meurtre de son frère. Et comme chez Zinneman, notre héros va tout faire pour gagner du temps afin de trouver des alliés parmi les villageois dans l'espoir d'obtenir gain de cause, du moins jusqu'à ce que l'ensemble du patelin retourne sa veste, le laissant se défendre seul, y compris contre eux. L'influence du Train sifflera trois fois n'est pas qu'artistique puisqu'on est en plein cœur d'une nouvelle dénonciation en règle du MacCarthysme et des trahisons en grappes impactées par la fameuse chasse aux sorcières. Le cinéaste n'y va pas par quatre chemins dans la symbolique pour pointer du doigt les exactions en cours dans son cher pays et pour en revendiquer les vraies valeurs : toute l'histoire a lieu sur un seul jour, le 4 juillet (d'où une profusion de fanions bleu blanc rouge dans le décor un poil agressive à l’œil nu), et le final se déroule au sommet du cloché d'une église, dont l'énorme cloche, symbole de liberté, jouera un rôle décisif dans la résolution du récit. Dwan ne cache donc pas ses desseins, au point que son grand méchant s'appelle très littéralement, je vous le donne en mille, Ned McCarthy.




Sinon un pur remake, car les enjeux narratifs dissemblent tout de même, c'est une vraie reprise du film de Zinneman que nous avons là, mais une reprise en mode mineur, réalisée sans le sou, comme une quasi série B, sans la moindre star à l'affiche si ce n'est, dans le rôle du salop de l'affaire (le bien-nommé McCarthy), l'excellent Dan Duryea, qui à défaut d'avoir été une véritable star fut le second couteau de pas mal de grands classiques et l'éternel méchant de quelques westerns (Winchester 73 d'Anthony Mann) et autres films noirs (dont le superbe diptyque de Lang : La Femme au portrait et La Rue rouge). L'acteur principal en revanche n'a pas tant marqué les esprits puisqu'il s'agit de John Payne. Virez-moi un P, donnez-moi un W et le type devenait la plus grande figure du western hollywoodien (à noter que devenir une star mondiale était le cadet des soucis du comédien, qui rêvait juste que ses collègues sur le plateau cessent de l'appeler "John Payne in the ass"). Payne, qui était à un phonème de s'appeler comme le Duke himself, était aussi un mauvais sosie de James Stewart. Et quitte à être comparé à toutes les icônes du western, il passa l'intégralité du tournage de Silver Lode à tenter d'imiter le jeu tout en sobriété, raideur et balais dans le cul du génial Gary Cooper. La performance est plutôt ratée mais tombe à pic dans ce qui se veut une réincarnation de Will Kane, le personnage interprété par Coop' dans le matriciel High Noon.




Quatre étranges cavaliers pâtit un brin du manque de charisme de son acteur principal, et plus généralement de son aspect cheap, avec décors en carton de seconde zone, couleurs criardes et costumes de carnaval loués chez Tati, mais il surprend dans sa dernière demi heure. Le scénario, assez convenu, à base de quiproquos vaudevillesques, laisse alors place à une violence inattendue quand Ballard est contraint d'abattre certains de ses plus fidèles amis pour sauver sa peau, Dwan ne reculant pas devant une cruauté sans détour qui dépasse d'assez loin celle du film de Zinneman. Ensuite parce que l'académisme initial de la mise en scène le cède à deux soubresauts d'élégance, brefs mais frappants. Le premier (je commence en fait par le second, qui survient presque à la fin du film), consiste en une longue scène de course poursuite et de fusillade où notre héros, avec une balle dans le bras (John Payne ne savait d'ailleurs par jouer la balle dans le bras, et encore moins la course à pied avec une balle dans le bras) traverse pratiquement tout le village en parcourant une artère perpendiculaire à plusieurs petites rues d'où surgissent ses assaillants. Ballard est filmé tout le long de sa trajectoire en travelling latéral de suivi, d'abord très rapide quand il court et ne s'arrête derrière quelques barricades de circonstances que le temps d'échapper à la vue de ses ennemis, puis très lent quand il fait face à McCarthy en se planquant derrière un civil qui n'a rien demandé, le tout dans une scène d'action rondement menée et très efficacement coordonnée qui révèle une gestion de l'espace assez remarquable et fait oublier la ridicule pauvreté des décors annoncée par l'ouverture du film.




Le second soubresaut en question, antérieur dans le cours du film, tient au contraire dans un plan fixe plutôt court et se produit quand Dolly (Dolores Moran), la pute du coin affublée d'une robe impossible à brillants, plumes et froufrous fluos du dernier goût, ex-compagne de Ballard abandonnée pour une blonde bourgeoise, aide son héros, qu'elle aime toujours, en s'arrangeant pour vider le bar où elle travaille afin que ce dernier puisse s'enfuir par l'arrière. Après avoir échangé quelques derniers mots pleins de nostalgie et d'affection, Ballard s'éclipse et Dolly sort par l'entrée du saloon, s'enfonçant dans la profondeur de champ et dans un vague flou de l'image non dépourvu de beauté, voire prompt à en insuffler à un personnage très secondaire et à une tenue qui dans la scène précédente prêtait encore à rire. La désormais magnifique Dolly sort de scène, d'un pas d'abord lent, auquel sa main trainante sur le comptoir confère un surplus de tristesse, avant d'accélérer un grand coup pour tourner le dos à son passé et se remettre en action.




Deux séquences pour le moins différentes donc, dans les moyens et dans la visée. Une longue scène d'action pure et de bravoure technique d'un côté, et une autre, très brève et poétique, de l'autre, qui se rejoignent cependant sur l'utilisation assez brillante de la profondeur de champ tout en parant avec brio à la première contrainte du cinéaste, et pas des moindres, un manque de moyens criant qui jusqu'alors se répercutait immédiatement sur la matière première de son film (acteurs, décors et costumes). Ces deux moments et quelques autres éléments contribuent à élever ce western au-dessus de ses petits moyens et de ses petits défauts. Si le film de Dwan emprunte assez peu discrètement son matériau à celui de Zinneman, le cinéaste a certainement su en influencer d'autres à son tour puisque le plan d'ouverture, sur un groupe d'enfants en train de jouer que dépasse la bande des quatre cavaliers venus semer la zizanie dans le village, fait assez directement penser à la légendaire séquence d'introduction de La Horde sauvage de Sam Peckinpah, rien que ça.


Quatre étranges cavaliers d'Allan Dwan avec John Payne, Dan Duryea, Lizabeth Scott, Dolores Moran et Harry Carey Jr. (1954)

26 février 2013

L'Homme sans frontière

Suite au succès aussi important qu'inattendu d'Easy Rider, le studio Universal permit aux deux acteurs vedettes de réaliser un film chacun, en leur promettant l'entier contrôle artistique. C'est ainsi que fut lancée la production chaotique de The Last Movie avec un Dennis Hopper totalement fou et imprévisible aux manettes. De son côté, le plus posé Peter Fonda jeta son dévolu sur un scénario signé Alan Sharp, The Hired Hand (devenu en VF L'Homme sans frontière), un western minimaliste dans lequel un cowboy taciturne, lassé de sa vie d'errance, retourne chez sa femme, qu'il a quittée depuis près de 10 ans, accompagné par son ami et fidèle compagnon de route. Ce dernier est incarné par Warren Oates et, bien qu'il s'agissait de la première des trois collaborations entre les deux hommes, une vraie alchimie se dégage déjà de ce duo d'acteurs. Il y a une sorte de confiance mêlée de respect dans leurs regards plein de pudeurs, qui fait que l'on a aucun mal à croire au long passé que partagent les deux personnages. Peter Fonda offre quant à lui une incarnation très mémorable du cowboy solitaire, avec son corps malingre et sa barbe mal entretenue, sa présence fragile et abîmée impressionne discrètement.




Pour son premier film en tant que réalisateur, Peter Fonda a su s'entourer, puisque l'on retrouve également à ses côtés le grand Vilmos Zsigmond, l'un des chefs opérateurs emblématiques du Nouvel Hollywood, dont le talent éclate déjà à l'écran. Bruce Langhorne, guitariste surdoué qui a travaillé sur les meilleurs albums de Bob Dylan, compose quant à lui une musique magnifique où se mêlent les instruments à cordes pour le plus bel effet. Sa musique inspirée participe pleinement à l'ambiance particulièrement envoutante du film, dès ses premières secondes. On croise également dans l’œuvre de Fonda un personnage de femme étonnamment moderne, parfaitement incarné par Verna Bloom qui jouera dans L'Homme des hautes plaines de Clint Eastwood deux ans plus tard.




Le montage étonnant du film atteste que l'on devait fumer pas mal de joints en salle de montage, mais ils étaient fumés par le bon bout, ça je vous le dis ! La fascinante séquence d'ouverture vous émerveillera forcément. Nous assistons à une scène a priori très banale du quotidien des cowboys, nous les voyons se baigner dans la rivière et pêcher quelques poissons pour le repas. Mais cette ouverture est sublimée par un montage étrange et complexe, fait de fondus et de ralentis étonnants, et par des plans de toute beauté, baignés de jeux de lumière magnifiques. Les premières minutes du film créent ainsi immédiatement une ambiance singulière et comme hors du temps. Les rares paroles échangées entre les hommes plantent parfaitement le décor et les enjeux. Un drôle de sentiment nous envahit aussi lorsque survient cette apparition macabre qui conclut la scène, comme un mauvais présage pour la suite des aventures des trois hommes, qui ne seront bientôt plus que deux. 




L'Homme sans frontière apparaît finalement comme une très belle et émouvante histoire d'amitié, qui est le cœur même du film et met bien du temps à abandonner nos cœurs après sa découverte. Très rapidement retiré de l'affiche à sa sortie, c'est seulement en 2001, grâce notamment à l'intervention de Martin Scorsese, qu'une version restaurée de ce western élégiaque put sortir en salles puis en DVD. Le film de Peter Fonda put enfin être reconnu à sa juste valeur. D'une beauté de chaque instant, L'Homme sans frontière est une merveille de western que d'aucuns pourraient qualifier de révisionniste ou de psychédélique, mais dont la puissance et la splendeur poétique intemporelle font que l'on se fiche assez des diverses étiquettes qu'on pourrait lui accoler. Un film terriblement envoûtant, une méditation sur l'amitié d'une délicatesse rare et touchée par la grâce, que je vous recommande chaudement.


L'Homme sans frontière de Peter Fonda avec Peter Fonda, Warren Oates et Verna Bloom (1971)

24 février 2013

La Chevauchée des bannis

Je connaissais mal la filmographie du cinéaste américain André de Toth avant de découvrir ce western de 1959, le dernier western (et le dernier film hollywoodien) d'un auteur qui en avait déjà signé huit avant ça. Quasi huis-clos tout en sobriété, tourné en noir et blanc dans un coin paumé et dans une relative confidentialité pour les studios Warner à une époque où sortaient dans un tout autre fracas La Mort aux trousses ou Ben-Hur, le film ne s'est pas spécialement fait remarquer à sa sortie et n'est pas tellement resté dans les mémoires. Heureusement les excellentes éditions Wild Side Video ont eu la brillante idée de sortir cette Chevauchée des bannis (Day of the Outlaw) en dvd dans leur remarquable collection "Classic Confidentials", assorti comme toujours d'un livre, ici signé Philippe Garnier, qui ne manque pas d'éclaircir les contours de cette œuvre méconnue et de la rendre plus passionnante encore.




La chevauchée des bannis nous introduit immédiatement dans la querelle, au sein d'un petit hameau du Wyoming niché dans un cul-de-sac montagneux couvert de neige, opposant un éleveur, Blaise Starrett (l'immense Robert Ryan), à un groupe de fermiers menés par Hal Crane (Alan Marshal). Le premier vit dans la région depuis toujours, a contribué à l'en nettoyer des bandits qui venaient régulièrement s'y réfugier et entend bien continuer à jouir des vastes étendues sauvages qui s'offrent à lui. Le second est un nouveau venu, et venu en groupe, projetant de s'approprier la terre et d'y planter des kilomètres de barbelés pour délimiter le terrain en propriétés privées. Dès le début du film, Starrett prend la décision de se munir d'un bidon de pétrole pour faire brûler le charriot contenant les caisses de barbelés et annonce aux premiers intéressés, pourtant plus nombreux que lui et son pauvre acolyte alcoolique, qu'il abattra quiconque tentera de l'en empêcher. Mais très vite nous est dévoilée l'autre, la véritable raison à cet affrontement : une femme, Helen Crane (Tina Louise), nouvelle épouse du fermier venu défier Starrett et ex-compagne de ce dernier, que l'éleveur est bien décidé à récupérer.




Le début du film est d'une rare efficacité. Tous les enjeux nous sont dévoilés dans une brève conversation à cheval entre Starrett et son compère tandis que les deux hommes tournent frigorifiés autour du charriot de barbelés garé dans la neige au milieu de la minuscule bourgade qui servira de décor aux trois quarts du film. Dans la deuxième séquence nos deux éleveurs entrent dans le saloon du patelin isolé, aux étagères désespérément vides, et s'y trouvent confrontés aux fermiers. De Toth met alors en place une ingénieuse scénographie en organisant l'espace du saloon dans l'horizontalité d'abord, quand les deux éleveurs se tiennent devant le comptoir et ont dans leur dos la poignée de fermiers qui les observent, dans la verticalité ensuite quand tout se joue autour de l'escalier montant vers les chambres de l'auberge, où Robert Ryan se retrouve seul face à un parterre d'adversaires et clame sur eux la colère qui l'anime, avant d'être rejoint dans sa chambre par Helen Crane, son ex-maîtresse, prête à se donner à lui s'il accepte d'épargner son nouvel époux.




André de Toth réalise alors une scène exceptionnelle. Au lendemain de cette nuit partagée avec son ex-femme passée à l'ennemi, Starrett descend au rez-de-chaussée de l'auberge et c'est comme si rien n'avait bougé, son acolyte n'a pas bronché, si ce n'est qu'il est encore plus saoul, et les fermiers se tiennent au même endroit, dans le fond de la pièce. Starrett propose alors un duel et demande à son collègue, incapable de se rendre plus utile, de faire rouler une bouteille vide le long du comptoir : quand elle tombera au sol, les coups de feu pourront pleuvoir. Le génie de De Toth ne tient pas dans l'idée, peut-être banale, de cette bouteille qui roule sur le zinc comme un tambour pour faire grimper le suspense avant la fusillade, ni dans le splendide travelling latéral opéré depuis la place du barman pour suivre le mouvement de l'objet, travelling si maîtrisé qu'on croirait le cadre littéralement tiré sur le côté par la force d'attraction de la bouteille projetée, mais dans le montage de la scène. De Toth ne reste pas sagement sur la bouteille jusqu'à ce qu'elle atteigne le bord du comptoir pour réaliser un plan parfait, il coupe brièvement pour filmer les duellistes inquiets et impatients avant de revenir à son beau travelling depuis l'arrière du comptoir, et renforce ainsi la tension de la scène en brisant la continuité régulière et idéale du mouvement d'appareil. En nous privant de l'observation continue du trajet de la bouteille, il nous transmet une part de l'anxiété des personnages qui ne craignent qu'une chose : se laisser déconcentrer, détourner l'attention de l'objet et rater le millième de seconde où le verre se cassera.






La volonté de ne pas faire de cette séquence le tour de force visuel attendu pour lui conférer davantage de puissance trouve sa conclusion logique dans une surprise de dernière minute qui vient interrompre l'action. Une seconde avant que la bouteille ne se brise au sol et que les villageois s'entretuent, la porte du saloon, située au bout de la trajectoire du travelling, s'ouvre brutalement pour laisser entrer de nouveaux personnages, une troisième force introduite au sein du hameau, qui écrase de loin les deux autres. C'est le capitaine Jack Bruhn qui débarque, et avec ses hommes, pour investir les lieux sans préavis et mettre un terme au conflit interne entre éleveurs et fermiers en prenant possession du village entier. Comme on l'apprendra ensuite, Bruhn (joué et magnifié par le gigantesque Burl Ives, l'inoubliable Bid Daddy de La Chatte sur un toit brûlant, avec sa tête ronde patibulaire et sa voix rocailleuse) est un officier déchu de l'armée américaine, désormais à la tête d'une bande de crapules aux trognes inquiétantes. Pris en chasse par les fédéraux, il trouve refuge dans cette bourgade du bout du monde et entend bien s'y faire soigner avant de reprendre la route (il a reçu une balle dans le buffet qui est sur le point de le tuer mais qu'il n'évoquera pourtant qu'après une longue et digne conversation dans le saloon). Ses hommes sont des brutes violentes et alcooliques qui n'ont qu'une idée en tête, piller le village et violer les femmes. Bruhn les retient cependant, usant de son autorité naturelle auprès d'eux pour éviter toute perte de temps sur son parcours. A partir de là, le conflit idéologique qui opposait Starrett à Crane s'efface totalement pour laisser place à une confrontation morale entre le même Starrett et le capitaine Bruhn.




Cette lutte entre les deux hommes donnera lieu à un combat aux poings assez mémorable entre Starrett et quelques uns des sbires de Bruhn, échauffourée qui donne encore une fois à De Toth l'occasion de briller par sa mise en scène, quand les coups échangés déchargent leur énergie via de grandes explosions de poudre de neige, ou quand il décide de tourner la fin du combat, à partir du moment où Bruhn envoie deux de ses hommes mettre un Starrett jusqu'alors victorieux au tapis, en plan d'ensemble très large, pour restituer l'inanité de cet affrontement au corps à corps entre une poignée d'hommes perdus dans un gigantesque brouillard de neige. Mais le conflit est principalement psychologique, comme le signifie De Toth dans cette scène inoubliable où le capitaine Bruhn se fait opérer par le vétérinaire du village tandis que Starrett l'interroge sur son passé. Dans un long plan éprouvant, où l'on voit les pinces du vétérinaire s'affairer dans le flou du premier plan tandis que l'incroyable visage d'un Bruhn épuisé et livide apparaît au second plan, ce dernier se livre et raconte un massacre de civils dont il fut le grand ordonnateur imbibé d'alcool durant la guerre de sécession. Les instruments du médecin improvisé semblent fouiller le crâne de cet homme si imposant et si puissant plutôt que son corps de géant fatigué.




De Toth s'intéresse avant tout aux hommes et aux turpitudes qui les rongent. Il place ici ses personnages dans des situations extrêmes, impossibles, révélant leur nature profonde. Le film est d'une âpreté sans concession. Le décor dans lequel De Toth fait évoluer ses personnages en est symptomatique : rarement poétiques (une seule image l'est directement, quand Helen Crane passe devant une montagne blanche qui semble détachée du sol), les paysages imposent leur brutale démesure aux hommes et l'épais manteau de neige immaculée qui recouvre tout leur donne un aspect si impraticable qu'ils semblent interdits à l'espèce humaine. Dans l'une des dernières séquences du film, c'est à se demander comment les chevaux utilisés pour le tournage, que l'on voit évoluer dans un brouillard glacial avec de la neige jusqu'au ventre, faisant un effort immense à chaque enjambée et soufflant par les naseaux une fumée blanche opaque, n'y ont pas laissé leur peau. 





Et si la nature est hostile, les hommes ne le sont pas moins, pour preuve la séquence troublante du bal, que le capitaine Bruhn finit par organiser pour ses hommes lorsqu'ils sont à deux doigts de se retourner contre lui. Il ne s'agit que de danse, si on peut appeler ça danser, et c'est pourtant presque aussi violent que la scène de striptease forcé de Julie London face à la troupe de malfrats menés par Lee J. Cobb sous le regard impuissant de Gary Cooper dans L'Homme de l'ouest d'Anthony Mann (scène brillante qui a inspiré un texte non moins brillant à Jean-Luc Godard). La tension est au maximum quand Venetia Stevenson est entre les mains du vieil indien effrayant de la troupe, qui lui attrape les épaules en lui disant "Je veux te regarder" d'un air terrible, ou quand Tina Louise et sa poitrine légendaire sont littéralement soulevées du sol (l'actrice n'était pas prévenue et ça se voit à son air littéralement terrifié), dans un panoramique latéral à 360°, par un bandit qui l'envoie valser de tous côtés plus qu'il ne valse avec elle.




Mais quelques hommes restent dignes et sauvent l'honneur. Ce sont Starrett, Gene, la plus jeune recrue de Bruhn (interprétée par David Nelson, le petit frère du Ricky Nelson de Rio Bravo), et Bruhn lui-même, qui tente de maintenir un semblant d'ordre parmi ses truands et qui finit par accepter de les éloigner du village afin de mourir proprement. Des personnages complexes, passionnants et surtout très beaux. Au-delà du plaisir non-négligeable à filmer des trognes de gredins uniques en leur genre, celles de Frank DeKova (l'indien déjà évoqué, au visage tétanisant), Paul Wexler (avec son étrange gueule allongée) ou l'effrayant Jack Lambert (aperçu dans Les Affameurs de Mann, ou dans des films noirs comme Kiss me Deadly d'Aldrich et Party Girl de Ray), on sent tout au long du film que ce sont les êtres humains qui inspirent De Toth et qui l'intéressent, quand il filme les perles de sueur sur les fronts de chaque homme lors de la scène d'opération, ou quand il tourne certains plans qui mettent les caractères à nu, y compris ceux de personnages secondaires, comme l'associé de Starrett ou Hal Crane. En entretien, André de Toth, son bandeau noir fordien sur l’œil, parlant de ce western si atypique et si éloigné des codes du genre, déclarait que seuls les gens comptaient pour lui, les vrais gens, pas leurs costumes. Certains cinéastes (je pense à Nicolas Winding Refn ou à Quentin Tarantino, avec son héros de pacotille, coquille vide en costume de cirque) devraient en prendre de la graine et s'inspirer de l'auteur de Day of the Outlaw, metteur en scène admirable sur ce film (qui donne envie de découvrir ses autres réalisations), tirant profit d'un minimalisme exemplaire, puisant sa force dans l'épure et le portrait "à coeur" de ses personnages, refusant enfin le tour de force artistique ostentatoire pour aller quêter une toute autre puissance cinématographique dans l'usage réfléchi et la maîtrise absolue de ses moyens.


La Chevauchée des bannis d'André de Toth avec Robert Ryan, Burl Ives, Tina Louise, Alan Marshal, Venetia Stevenson, David Nelson, Jack Lambert et Frank DeKova (1959) 

22 février 2013

Open Range

Scission dans les bureaux de la rédac' d'Il a osé ! D'un côté, une admiration sans borne pour le travail formel réalisé et interprété par Kevin "Counterbass" Costner ; de l'autre, une aversion viscérale envers un film trop long, trop chiant, trop pluvieux. D'un côté, on est allé voir le film au cinoche dans des conditions idéales (l'oeuvre de Costner ne supportant pas la miniaturisation) : écran géant, pop-corn à la sortie, fauteuils moelleux, personnes âgées conscientes d'une mort proche et qui avaient donc décidé "d'en profiter". De l'autre côté, un canapé en bois, une main forcée, une tête rivée devant un écran face aux supplications de son colocataire pour regarder "das masterpiece" sur un écran 4/3 de 35cm de diagonale devant lequel il est bien difficile d'appréhender les grands espaces sublimés par Costner et d'imaginer des bisons galopant sur ce petite tube cathodique. Bref, une partie d'entre nous est peut-être passée à côté du film de Costner tandis qu'une autre a vraisemblablement surestimé les qualités de ce western sans prétention.


 
Quand on s'appelle Kevin Costner, il suffit de mettre un chapeau pour incarner un cowboy avec classe et déférence (cf. image du haut). Même lorsqu'on doit jouer une dramatique scène de constipation suite à une trop grande ingestion de haricots plats (cf. image du bas). Et même lorsqu'on porte un prénom aussi scabreux que "Kévin".

Quid de Diego Luna et de Larry Koubiak et de l'amitié qu'ils ont développé pendant le tournage avec Ménélik (surnommé "MNLK" par Costner), le fox-terrier à poils ras sauvé des eaux par le cinéaste et jouant un rôle central dans le film ? Cette simple anecdote suffirait à nous rendre sympathique l'oeuvre de KFC. Rappelez-vous de ce moment crucial où la bestiole aboie pour prévenir ses maîtres d'un danger imminent, souvenez-vous de cette autre scène où elle donne la patte à Robert Duvall en signe de reconnaissance. Ménélik disparaît hélas trop tôt, victime d'un scénario bien cruel, mais il aurait mérité autant de louanges et la même couverture médiatique que Uggie, le chien de The Artist. Le talent de Kevin Costner est tel qu'il arrive à nous faire verser notre petite larme au moment du trépas tragique de Ménélik.


MNLK ici en présence de ses plus fidèles compagnons, qui ont à peu près autant d'importance et de lignes de dialogue que lui. Vous remarquerez avec quel professionnalisme il se laisse flatter le flanc.

Un petit mot sur Warren Beatty, le mari d'Annette Benning, qui s'est incrusté durant le tournage, donnant des conseils directoriaux à un Kevin Costner à bout de nerfs. "Moi dans Reds, j'avais décidé de faire un plan américain au moment où je rentre en scène". Si vous êtes bien attentif devant Open Range, vous pourrez voir le reflet de Warren Beatty dans toutes les scènes impliquant des fenêtres et des miroirs, mais surtout dans les yeux mouillés d'Annette Benning. La vedette de Shampoo a accepté que sa femme joue dans le film de Costner pour une somme dérisoire à condition qu'il soit présent du matin au soir et réalise les scènes dans lesquelles elle était impliquée. La conséquence malheureuse est une dichotomie évidente de la réalisation, visible même par le spectateur le plus novice en matière de technique cinématographique. Warren Beatty a pour particularité d'user et d'abuser du plan dit américain, ce qui n'est pas très heureux dans les scènes intimes, où les comédiens sont cadrés au ras de leurs parties génitales. Une plus forte concentration de plans moyens est à signaler du côté des scènes tournées par Costner, c'est-à-dire celles sans Annette Benning, soit 78% du film. Sur le commentaire audio disponible dans l'édition Zone 2 du DVD, Kevin Costner avouera son grand regret de n'avoir jamais pu filmer lui-même celle qui soufflait sa 71ème bougie lors du tournage et qui était alors au faîte de sa beauté. Depuis, à part dans The Kids Are All Right, Annette Benning n'a plus refoutu les pieds devant une caméra, sauf la JVC à bande magnétique perso de Warren Beatty, qui la filme même chez elle en plan américain.


Un exemple de scène filmée consciencieusement en plan américain par un Warren Beatty intransigeant.

Il est important de vous faire remarquer que ce film est aussi le tout dernier rôle d'un grand acteur dont on ne se souviendra pas : Michael Jeter, qui campe ici un débile léger gardien d'étable, accro à la picole, un homme avec le coeur sur la main et à la gâchette facile, ce qu'il était aussi dans la vraie vie. Jeter était en liberté conditionnelle durant le tournage et passa la fin de ses jours dans le couloir de la mort, en raison d'une erreur judiciaire. Il a quand même bénéficié d'une gloire posthume grâce aux nombreux cadavres retrouvés dans son jardin, qui ont fait croire aux enquêteurs du FBI qu'ils étaient tombés sur un cimetière indien digne d'un roman de gare du King himself. Dans Open Range, Jeter est bras-dessus bras-dessous avec la Grande Faucheuse et son interprétation habitée d'un rôle pourtant très secondaire fait littéralement froid dans le dos.


Toujours Warren Beatty derrière la caméra, toujours un scrupuleux plan américain.

Robert Duvall est le moteur octogénaire de ce western humide. Le "prédicateur" est ici en pleine possession de ses moyens, au top de sa forme, dans un rôle que Kevin Costner a écrit spécifiquement pour lui, après le refus sec de Chris Rock, mordu par Ménélik. Robert Duvall est arrivé dans le projet la bouche en coeur et les bras en croix, avec la certitude d'avoir carte blanche, ce qui a pour conséquence quelques scènes cocasses que Kevin Costner a dû garder sous la menace. Les improvisations de Robert Duvall dans ce film sont légion. On ne compte pas toutes les fois où il savate son cheval en arrière-plan. Ménélik ne lui a jamais pardonné le coup de talon dans le flanc lors de la fameuse scène du troupeau de bisons affolés. Kevin Costner se souviendra toujours de la balle qui a sifflé au-dessus de son oreille droite et qui lui a valu le surnom d'Evander Holyfield durant le reste du tournage. Mais plus mémorable encore est ce monologue de 5 minutes où Robert Duvall raconte son arrestation pour DUI à un Ménélik médusé (si vous allez sur le site mugshot.com, vous pourrez admirer la tronche de la star lors de son arrestation). Les spectateurs les plus sensibles apprécieront quant à eux ce moment particulièrement émouvant où l'acteur constate que ses pouces sont tellement grossiers qu'ils ne peuvent passer dans la anse de la tasse en porcelaine du service à thé du docteur. Le personnage est alors rappelé à sa condition de cowboy bourru, d'homme rustre dormant le plus souvent au clair de lune, avec pour seuls compagnons son cheval et Ménélik, condamné à boire son eau dans le creux de sa main. Nous n'avions pas vu scène si délicate dans un western depuis L'Homme qui tua Liberty Valance au moment où John Wayne plante sa fourchette dans son steack hâché en adressant un regard oblique au personnage éponyme. 

On a beaucoup reproché à Open Range la façon dont sont filmés les gunfights. Mais revoyez-le ! Revoyez-le à la lumière des évènements récents (Syrie, Mali, tuerie de Woodstock...). 


Open Range de Kevin Costner avec Robert Duvall, Kevin Costner, Annette Benning et Diego Luna (2003)

19 février 2013

The Burrowers

En exterminant les bisons de l'Ouest américain, l'homme blanc a bouleversé cet écosystème fragile que sont les grandes plaines de l'Ouest américain. Il a réveillé les burrowers (littéralement "les enfouisseurs"), des terribles bestioles vivant sous terre, dont le bison constituait l'unique source de nourriture. Ces burrowers, seuls les Indiens savent comment s'en débarrasser. Mais l'homme blanc, en décimant également les Indiens, a fait disparaître avec eux leur savoir ancestral. 1879, quelque part en Arkansas. Une famille a disparu suite à une attaque que l'on attribue immédiatement aux Sioux. Une petite bande de mecs, constituée entre autres d'un homme brisé à la recherche de sa fiancée, d'un commandant de cavalerie pète-sec et d'un cuistot black loquace et sympatoche, s'en va à leur recherche, bien décidée à faire la peau à quelques peaux rouges. Ils ne se doutent pas du tout qu'ils vont se confronter aux impitoyables burrowers, malgré les mises en garde d'un jeune sioux dont ils ne comprennent pas le langage, mais dont les propos nous sont sous-titrés par un traducteur qui, lui, maîtrise le quechua en plus d'en être certainement vêtu de la tête aux pieds.


Un plan qui rappelle volontairement le plan final de Indiana Jones et la Dernière Croisade !

The Burrowers, à ne pas confondre avec The Borrowers (en VF Le Petit monde des Borrowers, un petit film pour enfants avec John Goodman, aka "Jean Bonhomme", sorti en 1997, qui nous raconte la vie de lutins qui s'empruntent des choses entre eux), se présente comme le croisement d'un film de monstres et d'un western. C'est donc un weirdstern. Ce mélange, déjà effectué à plusieurs reprises par le passé, n'a jamais rien donné de notable, et c'est d'ailleurs pour cela que j'aurais bien du mal à vous citer un ou deux exemples. Cette idée de croiser ces deux genres en vaut bien une autre mais, face au film de J. T. Petty, on se demande longtemps à quoi bon situer l'histoire à cette époque et mettre en scène quelques cowboys, indiens et tout le toutim, tant cela n'apporte aucune originalité ni intérêt à l'ensemble. En réalité, si J. T. Petty a fait de son film un western, c'est simplement parce qu'il en a gros sur la patate. The Burrowers est un véritable pamphlet écolo, anti-facho et pro-Navajo. Le réalisateur dénonce à tour de bras, vide son sac à l'aide de sa caméra. Il pointe du doigt l'attitude agressive des populations d'origine européennes face aux Indiens, immédiatement considérés comme les boucs émissaires, torturés, tués, traités comme des bêtes. Il critique sévèrement le racisme des blancs envers les noirs, puisque le noir cuistot est sans cesse rabroué par ses camarades abrutis. Il accuse enfin les pionniers d'avoir provoqué la disparition des sympathiques bisons, au mépris d'un équilibre naturel fragile par définition.


Quand il était petit, J.T. Petty dessinait toute sorte de croquis (exemple flagrant ci-dessus) qui faisaient dire à son père dans son anglais natal qu'il était un "retarded" et un "copycat". 

Le design des monstres est toujours un élément crucial de ce genre de films (pensez à Alien : si le monstre n'avait pas été conçu par un malade génial nommé Hervé Giger, le film serait très probablement resté dans l'anonymat ; rappelez-vous aussi de Predator, de Critters ou, plus récemment, L'Arnacoeur). Devant de tels films, nous attendons comme le Messie ces rares moments où nous apercevrons furtivement les monstres à l'écran, quitte à faire des arrêts sur image pour mieux admirer le travail des créateurs. Les burrowers sont plutôt réussis si l'on prend en compte le maigre budget dont devait bénéficier Petty. Ils ressemblent à des sortes d'acrididées mammifères, faits de chair et de sang, à la peau pelée, mesurant près de deux mètres de long. Leur corps se termine par une tronche très brouillonne à la dentition particulièrement acérée, et nous les devinons à moitié aveugles vu le sale état de leurs mirettes. Ils ont la particularité de ramper sur le sol à l'aide de membres rabougris, donnant ainsi l'impression d'être des hommes aux bras imparfaits, évoluant laborieusement sur les coudes, avec les jambes comme retournées et placées sur le dos (des freaks humains sont d'ailleurs utilisés par Petty pour les plans d'ensemble). Pour faire plus simple : imaginez des taupes sans poil, mêlées à des criquets sans antennes, au caractère ronchon et querelleur. Ce look fait des burrowers des bestioles presque pitoyables, que l'on devine ancestrales, primitives, et condamnées à une vie monacale. Les burrowers s'attaquent à leurs victimes de nuit, exclusivement, les empoisonnent d'un coup de griffe puis les enterrent (d'où leur nom) alors qu'elles sont encore vivantes, pour mieux s'en repaître quand elles commencent à se décomposer, car c'est comme ça qu'ils préfèrent les déguster. Vous savez tout des burrowers.


La véritable histoire du dernier des Mohicans est dans ce film !

J. T. Petty, pourtant pas bien grand, a imité Sam Raimi et ses Evil Dead en faisant de son court métrage son premier long métrage. On aurait donc pu s'attendre à ce qu'il maîtrise de bout en bout son sujet, et qu'il nous livre une œuvre moins brouillonne que celle-ci. S'il avait eu du succès, on peut s'imaginer que Petty aurait remaké son premier long métrage, qui était déjà le remake de son premier court métrage, avec plus de moyens. Son film d'horreur "à charge" échoue à nous faire peur et s'avère très banal malgré son côté hybride a priori un peu original. L'engagement du cinéaste pour la cause amérindienne et afro-américaine est toutefois à saluer, même s'il survient un peu tard et après la bataille (cf. le Lincoln de Spielberg). Signalons également que The Burrowers apparaît comme une nouvelle déclinaison du chef d’œuvre de John Ford, La Prisonnière du désert (Desert's Pandemonium en version originale), dans lequel John Wayne et son éternel sourire de plombier remuait ciel et terre pour mettre la main sur Natalie Wood, qui finalement ne voulait pas rejoindre la civilisation car elle avait trouvé en "Le Balafré" un partenaire sexuel digne de la plus grande prévenance. Une déclinaison dont on aurait pu se passer, n'apportant rien à l'original et avec laquelle John Ford aurait poliment nié toute espèce de lien de parenté. 


The Burrowers de J. T. Petty avec Clancy Brown, David Busse et William Mapother (2008)

16 février 2013

L'Étrange incident / L'Ouragan de la vengeance

Quand on découvre un film et qu'on aime le lieu qu'il nous ménage, le faisant nôtre petit à petit jusqu'à complètement habiter son espace, il est parfois brutal, mais l'amour du film en est souvent accru, qu'une brèche s'ouvre d'un seul coup dans ses murs confortables pour nous propulser vers un autre territoire, un autre film et une autre époque. Notre sphère vient d'entrer en dialogue avec un autre monde, et donc avec nous-mêmes, qui formons le pont entre les deux. Comment voir désormais L'Étrange incident (1943) sans penser à L'Ouragan de la vengeance (1965), et vice versa. J'ai personnellement vu le second, ultérieur, avant le premier, mais c'est en découvrant récemment l'aîné que j'ai aussi découvert le lien qui les reliait.




L'Étrange incident (The Ox-Bow Incident), film de William A. Wellman avec Henry Fonda, Dana Andrews et Anthony Quinn, raconte l'histoire de trois hommes capturés en pleine nuit, dans leur sommeil, autour d'un feu de camp allumé en rase campagne, par un groupe de citoyens persuadés (du moins pour une large majorité d'entre eux) que les trois cowboys ont volé puis tué un éleveur de leurs amis, et bien décidés à rendre justice sans attendre l'arrivée pourtant annoncée du shérif du coin. L'Ouragan de la vengeance (Ride in the whirlwind), film de Monte Hellman avec Jack Nicholson, Cameron Mitchell, Millie Perkins et Harry Dean Stanton, raconte l'histoire de trois hommes qui, après avoir dressé leur campement pour la nuit près d'une cabane occupée par des malfaiteurs en cavale, se réveillent encerclés par une armée de shérifs fermés à toute négociation et ouvrant le feu sur eux sans sommation, convaincus de l'appartenance des trois innocents au groupe de bandits et pressés de les prendre en chasse dans le désert.




Les deux films racontent donc des histoires assez similaires avec l'arbitraire et l'injustice pour sujet central. Mais surtout le film d'Hellman s'ouvre pratiquement là où se finissait celui de Wellman avec ses trois cavaliers qui, sur la route du chalet où ils seront mêlés à une fusillade inattendue, découvrent en guise de mauvais présage un pendu (ou plusieurs ? le cadrage laisse libre d'imaginer un hors-champ...). Sans doute un malfrat puni par des vigilantes, ou un marcheur qui aura servi d’exutoire à quelque mauvaise rencontre. Quoi qu'il en soit le cadavre fait dire à l'un des trois camarades circonspects : "Man gets hung…" ("Les hommes se font pendre..."). Ce pendu, symbole de fatalité, pourrait bien être l'un de ceux que Wellman ne montrait pas à la fin de son film, jouant lui aussi du hors-champ et avec quelle sensible cruauté, mais que nous ne pouvions nous empêcher de voir et avec la gorge au moins aussi nouée que la leur. 




Cette liaison entre les deux films est peut-être sur-interprétée mais la gratuité et surtout l'étrangeté de cette introduction dans L'Ouragan de la vengeance sème le doute (même si la scène - dont Peter Fonda s'est peut-être inspiré pour l'introduction de L'Homme sans frontière, tourné six ans plus tard - est terrible et annonce le destin funeste des protagonistes). Jack Nicholson, qui a produit et écrit le scénario du film de 1971, et Monte Hellman lui-même, cinéphile que l'on imagine a priori sensible au très bref western quasi-théâtral (tout le film tient sur deux décors), minimaliste et tragique de William Wellman, ont probablement vu et eu L'Étrange incident en tête au moment de tourner leur film. Le western d'Hellman s'écarte cependant du film de Wellman dans la mesure où il choisit la cavale au lieu du quasi huis-clos à ciel ouvert original, tendant bien sûr vers le road movie cher aux années 70 et à Monte Hellman en particulier (qui réalise l'année suivante un autre road-western encore plus radical tant dans la forme qu'en termes d'enjeux philosophiques, avec les mêmes Jack Nicholson et Millie perkins, The Shooting, et sublime le genre du pur road movie en 71 avec Macadam à deux voies).




Le film d'Hellman est aussi beaucoup plus pessimiste que celui de Wellman. L'Étrange incident condamne une société expéditive et vengeresse, critique en filigrane la peine de mort, clame le bienfondé du procès et l'absolue nécessité de justice en montrant un groupe d'hommes convaincus de détenir la vérité et pressés de se venger contre trois innocents, lesquels ont beau jeu de se défendre quand leur parole n'est d'aucune portée. Chez Hellman, qui signe une œuvre moins politique que philosophique, les trois victimes n'ont pas même l'occasion de dire quoi que ce soit à leurs poursuivants, ils sont condamnés et mitraillés d'emblée (l'un d'entre eux est tué dès le départ), ils courent au devant d'une mort imminente, inévitable et injuste, ne s'arrêtant qu'un instant pour jouer aux échecs chez l'habitant (jeu qui n'aura jamais aussi bien porté son nom), et chevauchant sans espoir dans un ouragan de fatalité (le titre original est bien meilleur que le français). Ils n'ont pas plus droit à un procès que leurs homologues de 43 mais n'ont même pas la vaine possibilité de dialoguer avec leurs bourreaux ou d'écrire une dernière lettre à leur épouse. Pire, l'injustice et une mort inutile s'abattent partout autour d'eux, sur la famille chez qui ils pensaient trouver refuge et dont le bon père (figure de Sisyphe comme il y en a partout chez Hellman, qui passe ses journées à frapper avec une hache sur une souche d'arbre) est abattu bêtement. Il ne reste plus à Jack Nicholson et à Cameron Mitchell qu'à avancer en attendant d'être rattrapés par leurs poursuivants ou par le temps, ce qui donne à Hellman l'idée de cette non-fin géniale où Jack Nicholson se retrouve seul sur son cheval, chevauchant lentement vers nulle part et arbitrairement interrompu par le film lui-même au beau milieu (ou plus vraisemblablement juste avant le terme) de son existence.


L'Étrange incident de William A. Wellman avec Henry Fonda, Dana Andrews et Anthony Quinn (1943)
L'Ouragan de la vengeance de Monte Hellman avec Jack Nicholson, Cameron Mitchell, Millie Perkins et Harry Dean Stanton (1965)

14 février 2013

Bandidas

Quelle fausse bonne idée que ce film. Nous n'étions pas beaux à voir le jour où on a lancé Bandidas. Nous en étions alors à notre cinquième année de colocation et de célibat et avions profondément envie de bandider devant ce film aux mille promesses. Désœuvrés, nous étions prêts à nous lancer dans notre première séance de stimulation de zones érogènes commune, voisine. Mais rien à faire. On aurait dû flairer l'embuscade quand on a vu le nom de Luc Besson au générique, à côté du label "producteur" (tout le monde sait que tu réalises aussi ces daubes Luc, à quoi bon se planquer quand on est gros comme un camion !). Luc Besson a-t-il déjà fait triquer quelqu'un, à part quelques garçons manqués venus des balkans ? Et pourtant, une fois n'est pas coutume, il n'a pas tapé dans le tas d'os blond platine pour Bandidas, il est allé puiser dans le vivier hispanique à cheveux d'ébène, à bonnets triple-E et à regard de braise avec Pénélopé Cruz sur ma gauche et Salma Hayek sur ma droite.




Le pire c'est que les deux actrices ne sont pas vraiment farouches, surtout Pénélopé Cruz, qu'on a déjà vue nue recto-verso mille fois mais qui s'avère étonnement frileuse sous le cagnard texan. Alchimie forcée entre ces deux actrices d'un autre monde. Rien ne se passe à l'image. On est loin de la tradition des chest-sterns (western with chests) dont Bandidas se veut l'héritier direct, fier de s'afficher en remake de cette saloperie qu'était Les Pétroleuses, avec Brigitte Bardot et surtout Claudia Cardinale, qui se plaçait "là" comme on dit, à un tout autre niveau. On est loin aussi de Belles de l'ouest, ce film qui marqua nos années de CP/CE1 avec son défilé de femmes de tous poils : Madeleine Stowe, femme froide en apparence mais nympho pure et dure en sous-sol, Andie MacDowell, qui faisait encore consensus à cette époque-là, on ne peut pas le nier, et deux connasses blondes dont, pour les plus vulgos d'entre nous, Drew Barrymore, avec son charme ricain au rendez-vous scabreux.




Marée basse à domicile, nos colts perso sont restés en west-berne devant ce film puritain, cette pure opération marketing vouée à piéger des desperate housewives dans notre genre. On sent que Steve Zahn et Sam Shepard, les seconds couteaux du film, se sont laissés berner eux aussi, quand le dernier plan du film nous les montre chevauchant au soleil couchant, bras dessus bras dessous, l'ombre de leurs gaules d'outre-tombe dessinée sur le sable chaud et remplaçant celles des cactus attendus. Finalement ce film n'est rien de plus qu'un de ces dvds-blagues qu'on offre à nos oncles à Noël. "Ah c'est ce Noël-là où tu m'avais offert Bandidas, gros fumier ! Acheté à 2 euros chez Disc King juste pour me faire chier !"




NB. L'affiche de ce film fait partie de celles qui ont été réalisées par des schnocks de première, infoutus de coller le bon nom sur la bonne actrice. Ca pose aussi problème dans Men In Black.


Bandidas de Joachim Roenning et Espen Sandberg avec Penelope Cruz et Salma Hayek (2006)

12 février 2013

Le Convoi sauvage (Man in the Wilderness)

Le titre original (Man in the wilderness) et le titre français (Le convoi sauvage) de ce chef-d’œuvre méconnu de Richard C. Sarafian sorti en 1971, si on les réunit, recomposent l'image globale d'un film fracturé en deux pratiquement dès le départ. Le cinéaste nous embarque au beau milieu d'une expédition de trappeurs pour le moins improbable (mais inspirée d'une histoire vraie) dans le nord-ouest américain des années 1820. Ayant fait le plein de peaux de castors valant leur pesant d'or, les hommes du capitaine Henry (interprété par le grand cinéaste John Huston) se dirigent vers le fleuve Missouri en tirant un bateau monté sur roues à travers les terres à l'aide d'un attelage de 22 mules. Lors d'une halte, Zachary Bass (Richard Harris), membre de l'équipage et favori du capitaine, est attaqué par un ours qui le met en pièces. Le capitaine Henry commande à deux de ses hommes de veiller sur son protégé aux portes de la mort jusqu'à ce qu'il trépasse puis de l'enterrer pendant que lui et le reste du convoi poursuivront leur route. S'il n'est pas mort au petit matin, qu'ils l'achèvent. Mais Zach Bass n'a pas l'air de vouloir y passer et ses deux fossoyeurs attitrés, effrayés par l'approche de quelques indiens, le laissent en l'état. Petit à petit, le mourant recouvre ses forces et se remet sur pattes, au point de se lancer vaille que vaille à la poursuite de ceux qui l'ont abandonné.




Autant dire que si nous sommes bien dans un western avec cette chevauchée sans pareille de chasseurs en manteaux à franges confrontés à une Amérique du nord montagneuse, enneigée et hostile, peuplée de bêtes sauvages et d'indiens, c'est à un western bien particulier et complètement hybride que nous avons affaire. Le film s'ouvre en indiquant qu'il se base (très librement en réalité) sur des faits réels mais prend immédiatement l'aspect d'un conte sidérant. Les premiers plans, où le convoi tumultueux et le bateau roulant qu'il charrie à grand bruit sur une musique géniale de Johnny Harris se distinguent lentement derrière des broussailles dans un paysage séculaire, donnent le ton en nous plaçant immédiatement devant une sorte de chimère mécanique, pure apparition jaillissant de nulle part dans un no man's land propice à l'irruption du fabuleux.




Le Convoi sauvage prend très vite l'aspect d'une légende, avec l'ancrage dans un fond de vérité historique et l'extrapolation mythologique que cela implique. Cette dualité est à l’œuvre durant tout le film (même si rien n'y est binaire ou simpliste, comme nous le confirmera la fin du récit), au point que l'histoire se scinde en deux. D'un côté le film prend la forme d'un survival, où Richard Harris se reconstruit petit à petit pour rattraper ses anciens camarades et se venger, et de l'autre celle d'une épopée homérique. La partie la plus importante de l'histoire, le titre original ne s'y était pas trompé, concerne le personnage de Zachary Bass qui, parallèlement au voyage de l'énorme véhicule monstrueux et composite du capitaine Henry, digne d'une créature féérique, va lui-même se transformer en chimère organique, mi-homme mi-bête. Après s'être fait déchiqueter par un grizzli, Zach sauve sa peau en pêchant le crabe à la main et en cueillant des baies, il se recouvre de feuilles pour que l'odeur de son sang n'attire pas les prédateurs, dispute la viande d'un bison agonisant - qu'il dévorera crue - à des loups sauvages, et n'hésite pas à chasser le léopard afin d'en utiliser la peau comme vêtement.




Difficile de ne pas penser à Essential Killing en voyant le film aujourd'hui, mais le héros de Sarafian emprunte finalement une trajectoire contraire à celle du personnage de Skolimowski, même si dans les deux cas il s'agit pour l'homme d'opposer résistance à la fatalité et de préserver coûte que coûte une part d'humanité. Le taliban joué par Vincent Gallo, peu à peu condamné à sombrer, est poussé dans ses derniers retranchements et dans ses plus bas instincts bestiaux par des circonstances sans issue, en dépit de l'insoumission farouche de sa conscience d'homme. Zachary quant à lui retrouve peu à peu forme humaine lorsqu'il réapprend à faire du feu et à se tenir debout, quand il se recouvre de peaux de bêtes et reprend la route. Il reste pourtant double jusqu'à la dernière scène : humain parce que mu dans son épreuve par le souvenir de sa femme et de son fils, la première moitié du film étant rythmée par des flashbacks sur la vie de Zach, comme dans le film de Skolimowski, visions oniriques auxquelles s'ajoute une scène d'hallucination (qui contribue d'ailleurs à installer la dimension merveilleuse du récit) dans laquelle le héros se projette parmi les siens, et cette part d'humanité du héros rejaillit d'un bloc lorsqu'il est bouleversé de voir une femme indienne accoucher seule au milieu de la forêt dans l'une des plus belles séquences du film ; mais bestial encore en tant qu'il reste obsédé par sa haine et sa volonté de vengeance.




De l'autre côté du film progresse le convoi pour le moins exceptionnel du capitaine Henry. Et c'est par là que le film s'écarte encore davantage des codes du genre pour aller flirter avec ceux du fantastique, voire du film d'horreur (les aventures de Zach, barbare carnassier survivant dans une lointaine Amérique du XIXème siècle sauvage et enneigée, ne sont pas sans faire écho au Vorace (1999) d'Antonia Bird). Le capitaine Henry est en quelque sorte un Fitzcarraldo américain. Obsédé par l'idée de faire voyager un bateau hors de l'eau, il ne se démène pas pour l'amour de l'art, comme son homologue européen dans le film de Werner Herzog, mais pour l'amour de l'or.




Et au phonographe de Klaus Kinski se substitue le canon de John Huston, placé à la proue de son navire sur roues. Avec son long manteau bleu-noir et son haut-de-forme tordu et cabossé, perché par tous les temps sur le pont de son bateau, le solitaire capitaine Henry évoque une figure de conte tragique. Plus encore dans cette scène remarquable - où l'on pense à Carpenter en croyant retrouver l'ambiance et l'univers de The Fog dans le décor de The Thing - où lui et l'un de ses hommes croient voir apparaître le fantôme de Zachary Bass dans la brume, venu se venger de leur affront.




Fantôme, Zachary Bass l'est plutôt deux fois qu'une. Revenu d'entre les morts grâce, qui sait, aux formules chamaniques proférées par quelque indien sur son corps sans forces, il est aussi le fantôme de l'Amérique elle-même. Littéralement sorti de terre, né une seconde fois de l'eau des rivières américaines et de la viande de ses créatures ancestrales, il se confond désormais avec les natifs et n'a plus rien à voir avec les trappeurs qu'il fréquentait dans sa première vie, ces pilleurs et chercheurs d'or sans scrupules défiant les lois de la nature jusqu'à l'absurde avec leur bateau traversant la lande. Quand les hommes du convoi arrivent enfin à destination, le fleuve qu'ils voulaient atteindre est desséché, et le capitaine Henry de dire "On arrive trop tard", comme si les trappeurs avides, chassant les bêtes pour leur fourrure et détruisant les ressources des premiers habitants de ces terres pour l'amour de l'or, avaient déjà pompé les dernières ressources naturelles locales au point d'avoir asséché jusqu'aux fleuves du pays.




La dimension politique et humaniste de ce film hétéroclite magistral apparaît ainsi en guise de conclusion, quand la dualité de Zachary Bass est résolue et sa trajectoire accomplie, une fois la leçon des indiens apprise, qui veulent vivre dans et avec la nature plutôt que la soumettre à une avidité déraisonnable et élever leurs fils plutôt que les abandonner pour partir en quête d'un empire dérisoire ou pour assouvir une soif d'aventure - ou de vengeance - sans lendemain. Au point que l'ex-trappeur devient quasiment le fils spirituel du chef indien qui l'a épargné et peut-être guéri quand il était à demi enseveli dans sa tombe, Richard Harris arborant à la fin du film des traces de suie noire sous les yeux et des tresses dans les cheveux. De sa seconde naissance à la fin de ce périple, Zachary Bass a progressé vers la sagesse pour redevenir humain, renoncer à sa soif de vengeance et se rappeler sa condition de père.




A travers l'odyssée de Zachary Bass sur des monts brumeux et glacés, le film fait aussi penser à Jeremiah Johnson, même si Sarafian revendiquait un aspect beaucoup moins hollywoodien, qui valut cependant au film de Sydney Pollack, sorti presque en même temps et par le même studio, d'être préféré au moment crucial du financement de la promotion. C'est sans doute en partie pour cela que Le convoi sauvage est un film finalement si peu connu. C'est pourtant une œuvre superbe, que les éditions Wild Side Videos ont eu la belle idée de rééditer en doublon avec The Man Who Loved Cat Dancing (Le Fantôme de Cat Dancing en Français, encore une histoire de spectres donc, et de fantôme indien qui plus est), autre western de Richard C. Sarafian réalisé en 1973 avec Burt Reynolds et Sarah Miles, plus étroitement lié au genre même s'il s'agit d'une magnifique histoire d'amour autant que d'un western. Deux films à découvrir ou à redécouvrir sans tarder, à commencer vous l'aurez compris par Le Convoi Sauvage, véritable merveille de western, qui s'éloigne du genre pour mieux le sublimer et qui, s'il a été injustement mis de côté pendant des années, n'est pas près d'être oublié par ceux qui voudront bien lui redonner une chance.


Le convoi sauvage (Man in the Wilderness) de Richard C. Sarafian avec Richard Harris, John Huston, Henry Wilcoxon, Percy Herbert et Dennis Waterman (1971)