19 mars 2016

Des Hommes sans loi

John Hillcoat, le réalisateur australien de The Road, a voulu signer "son film de gangsters", avec tous les archétypes et les codes "du film de gangsters". Le scénario est signé Nick Cave, collaborateur régulier du cinéaste, mais il pourrait avoir été écrit par n'importe quel âne d'Hollywood. On y suit les frères Bondurant, des trafiquants d'alcool notoires qui vivent paisiblement dans leur comté de Virginie jusqu'au jour où un flic un peu timbré débarque de Chicago, bien décidé à faire respecter le 18ème amendement de la Constitution américaine. S'il n'y a jamais rien de surprenant du côté du déroulement de l'histoire, il ne faut pas non plus s'attendre à être surpris par la mise en scène de John Hillcoat, très académique. Le film se regarde sans trop souffrir, mais il est tout à fait insignifiant et, sans la présence de spectateurs pris en otage à mes côtés, je me demande même si je ne l'aurais pas interrompu au bout d'une heure. Jamais étonnant, surprenant, différent, Des Hommes sans loi est simplement fait avec une triste application, de celle qui condamne le moindre élan créatif, commune à ces films certes soignés et pas désagréables à l’œil, mais sans vie ni éclat. Il y a bien une ou deux idées ici ou là, dans le montage notamment, mais elles sont si rares que l'on se demande si elles ne sont pas simplement dues au hasard. Un peu plus inspirée est la bande originale du film, que l'on doit au groupe The Bootleggers, featuring Marky Lanegan, Ralphonse Stanley, Emmylou Harris et l'inévitable Nick Cave, décidément plus doué derrière un micro qu'à l'écriture de scénars.  




John Hillcoat n'étant pas un cinéaste doué, malgré ce que l'on essaie de nous faire croire depuis The Road, il ponctue les scènes de violence qui jalonnent son film par des plans très gores et assez choquants, qui brusquent forcément le spectateur mais qui cachent très médiocrement toute l'incapacité du réalisateur à captiver son audience d'une autre façon. Ces accès de violences inattendus sont finalement les seuls moments un peu marquants de ce film, c'est dire... Les acteurs font leur boulot, on ne peut pas leur reprocher grand chose. On notera la présence toujours agréable de la belle Jessica Chastain, dans le rôle du pot de fleur qui ne sert strictement à rien si ce n'est à montrer tous les efforts des costumiers (ses vêtements lui vont en effet à ravir). On sera davantage agacé par la prestation écœurante de l'inénarrable Guy Pearce, qui en fait vraiment des caisses dans la peau d'un personnage vraiment lamentable : une sorte de méchant ultra méchant, un homme sans cœur, sans remord, sans rien, le Mal incarné, avec une allure impossible (sourcils rasés et coupe de cheveux hideuse) qui finit de le ridiculiser. C'est bien simple, on attend sagement pendant tout le film que Guy Pearce se fasse enfin casser la gueule par l'un des frères Bondurant. Bref, un film pour rien. Mes parents m'ont dit avoir plutôt bien aimé, puis je leur ai demandé "Et vous auriez aimé payer pour voir ça au ciné ?" et mon père de répondre "Ah non, après ça j'aurais foutu le feu à des bagnoles ou dégommé quelques rétroviseurs" (dans tous les cas, il s'en serait donc pris à des voitures). Puis je lui ai rappelé que ce film faisait partie de la sélection officielle au festival de Cannes, et il a fait "Ah... merde". 


Des Hommes sans loi de John Hillcoat avec Tom Hardy, Shia LaBeouf, Gary Oldman, Mia Wasikowska, Jessica Chastain et Guy Pearce (2012)

9 mars 2016

Bone Tomahawk

Bone Tomahawk, le premier long métrage de l'américain S. Craig Zahler, s'il n'est pas parfait, nous donne plein de raisons de l'apprécier et de le défendre de tout notre coeur. Déjà copieusement salué et décoré en festivals, il a notamment obtenu le Grand Prix à Gérardmer face à une concurrence relevée (parmi laquelle The Witch, autre film d'horreur indé dont se dit le plus grand bien et dont nous espérons donc beaucoup) et il faudrait en effet être aveugle pour ne pas remarquer que Bone Tomahawk sort clairement du lot. Arrêtons-nous d'abord à ce qu'il y a de plus visible. Dès les premières images, on se dit que S. Craig Zahler, écrivain (publié chez Gallmeister, s'il vous plaît) et scénariste, devait crever d'impatience de passer enfin derrière la caméra pour réaliser un western. Visuellement, son film donne l'impression d'être la mise en image limpide d'un fantasme longuement mûri. En tant que cinéphile à la recherche de bonnes péloches de genre, on prend aussi un pied évident devant ça. Bone Tomahawk, comme son titre, a une putain d'allure et donne immédiatement envie d'être aimé. La mise en scène fluide et patiente d'un cinéaste débutant mais plein de confiance et de maîtrise, nous plonge somptueusement dans l'Ouest américain, sauvage et brutal. On y est et on s'y sent bien d'emblée !





Autre atout immédiatement visible : le casting, qui est une belle petite collection de gueules connues du cinéma de genre, ici superbement bien employées. On est à des années-lumière du défilé insupportable de gloires passées comme le proposent les saloperies à la  Grindhouse. La première scène, qui met de suite dans le bain et annonce bien la couleur, nous fait suivre les sombres méfaits de deux brigands aux méthodes radicales incarnés par David Arquette (l'éternel gaffeur condamné à jouer les benêts et autres petites frappes) et Sid Haig (une grosse tronche impossible déjà croisée dans les films cultes de Jack Hill, dont l'excellent Spider Baby, et revue plus récemment devant la caméra du triste Rob Zombie), deux salopards qui auront le malheur de s'aventurer sur le territoire d'une tribu indienne cannibale. Le scénario de S. Craig Zahler nous propose ensuite une sorte de variation horrifique et minimaliste du classique de John Ford, La Prisonnière du désert : une bande de cowboys remontés, menée par un Kurt Russell en pleine forme et au charisme toujours intact, se lance à la recherche d'une femme docteur enlevée par des indiens revanchards.





Avant le départ de la troupe, S. Craig Zahler installe avec le plus grand soin chacun de ses personnages. Et qu'il est rare et appréciable, aujourd'hui, de tomber sur un film qui prend autant son temps, qui croit à ce point en ses personnages et laisse ses acteurs leur donner si brillamment vie. On oublie d'ailleurs totalement les acteurs, à commencer par notre vieil ami Richard Jenkins, qui trouve peut-être ici son meilleur rôle dans la peau de l'adjoint un peu naïf du shérif joué par Kurt Russell. Ce n'est qu'une fois le film terminé que je me suis dit "Putain mais c'était Dick Jenkins, Dick Jenkins !!". Matthew Fox, le Jack de Lost, mérite lui aussi d'être félicité, il incarne avec beaucoup de classe et d'aplomb un cowboy dandy sans éthique et ce n'est, là encore, qu'une fois le générique terminé que je me suis dit "Putain mais c'était Jack, Jack de Lost !!".  





Même Patrick Wilson est bon là-dedans. Même Patrick "tronche de playmobil" Wilson ! Il passe tout le film à boiter, à en chier encore plus que DiCaprio dans The Revenant, et c'est un vrai régal d'assister à cela après toutes les ignominies dans lequel on l'a vu saloper l'écran. Patrick Wilson joue bien, je ne pensais jamais écrire ça un jour, et c'est dire si S. Craig Zahler doit également être un bon directeur d'acteurs. On s'attache à son personnage d'amoureux des plus déterminé à sauver sa dulcinée comme on s'attache à tous les autres. Soulignons aussi le talent du cinéaste et scénariste pour faire exister chaque protagoniste, et pour, chose encore très précieuse, écrire des dialogues si réussis (avec même quelques moments comiques bien sentis) et créer des scènes a priori anodines où il se passe réellement quelque chose alors que l'action est encore bien loin.





Le film se contente simplement de suivre au plus près cette petite bande dans sa quête qui la mènera jusqu'à l'obscurité ultra glauque d'une redoutable tribu cannibale troglodyte. On pense un peu à l'horreur sèche et brutale de The Descent quand on voit avec quel sérieux le réalisateur invite ses monstres oubliés à l'écran. S. Craig Zahler choisit délibérément de mettre en scène des "indiens" qui correspondent aux cauchemars irraisonnés des pionniers, à la terrible image qu'ils s'en faisaient alors : mangeurs d'hommes régnant en maîtres sur une zone interdite, ils sont des ombres grises qui surgissent de nulle part, dont les flèches proviennent d'on ne sait où et peuvent vous transpercer à tout moment quand vous avez le malheur de vous trouver sur leur territoire.





La violence et l'horreur de Bone Tomahawk, en même temps furtives et frontales (une scalpation suivie d'une mise à mort particulièrement dégueue est au programme, filmée sans complaisance), surprennent toujours et agissent un peu à retardement, saisis que nous sommes par l'ambiance aride de l'ensemble et suspendus au sort parfois terriblement cruel réservé aux personnages. Le cinéaste nous offre un western horrifique aux moments de tension rares mais épuisants pour les nerfs où nous pouvons trembler, par exemple, pour que notre héros ait le temps de recharger sa pétoire imprécise avant d'y passer. On tient également là un superbe film de rando. Après ça, on a l'impression d'avoir marché quelques kilomètres, nous aussi, et d'avoir campé une paire de nuits à la belle étoile, à l'affût du moindre bruit... 





Alors certes, on aurait peut-être aimé que le film soit un peu plus. Que, lorsqu'il s'arrête, nous n'ayons pas l'impression de tout savoir, d'avoir tout vu, mais qu'il reste des zones d'ombre, un peu de mystère, une sorte de fascination encore possible. La simplicité et la linéarité du scénario de S. Craig Zahler est à la fois sa force et sa limite. Il le cantonne dans son sous-genre, l'empêche de le dépasser, mais lui permet de s'affirmer pleinement comme un western simple, sec et racé comme nous n'en voyons quasiment plus et qu'il faut absolument saluer. Le subtil et bien mené mélange des genres tout comme l'ambiance particulièrement saisissante du film nous font également croire en l'éclosion d'un nouveau cinéaste très prometteur. Vivement la suite !


Bone Tomahawk de S. Craig Zahler avec Kurt Russell, Patrick Wilson, Richard Jenkins, Matthew Fox et David Arquette (2016)

3 mars 2016

Un jour avec, un jour sans

Quand on voit l’allure à laquelle il tourne, on se demande parfois comment Hong Sang-soo peut réaliser autre chose que de très jolis petits films. Car il en a tourné un certain nombre déjà, et plus d'un (Ha Ha Ha, Sunhi) s’accommoderaient facilement de cette qualification, tant dans ce qu’elle a de positif que dans ce qu'elle a de réducteur. Les films de Hong Sang-soo sont toujours jolis, mais souvent guère plus que ça. Alors autant dire tout de suite que Un jour avec, un jour sans va bien au-delà de cette joliesse, et compte parmi les titres les plus riches et les plus subtils de la filmographie du sud-coréen, aux côtés, par exemple, des très beaux In Another Country et The Day he Arrives. Et pourtant ce nouveau film cache bien son jeu, car jeu il y a, qui ne se révèle d’ailleurs que tardivement et qui n’implique aucune part de dissimulation, de calcul, aucune articulation déceptive, mécanismes que le film refuse au profit d’une simplicité remarquable.




Si Un jour avec, un jour sans est bien un « what if… film », dans l’idée comme dans la construction (qui évoque, dans les grandes lignes, celle du diptyque Smoking / No Smoking), Hong Sang-soo va à l’encontre de tous les schématismes pré-conçus que le genre, à ses pires heures, appelle du pied. Il fait fi de tout parallélisme de construction, de toute démonstration dogmatique et autre déterminisme sommaire. Il nous raconte deux fois la même journée, deux fois la même rencontre entre Ham Cheonsoo (l'excellent Jeong Jae-yeong), un cinéaste de passage à Suwon pour une conférence, et Yoon Heejeong (Kim Min-Hee), une jeune artiste peintre, qui se découvrent et s’enivrent tout au long d’une fin de journée. Mais nous en propose deux versions différentes, deux récits, deux mises en scène, deux montages. Quelques scènes disparaissent, d’autres apparaissent, la plupart reviennent, parfois écourtées ; une bonne part des répliques sont identiques, mais rien, au fond, n’est pareil, que les variations de tons et de rythme soient sensibles, ou qu’un simple changement de cadrage ou de montage suffise à forcément transformer les phrases répétées d’une variante à l’autre.




Qu’est-ce qui fait basculer une même situation ? On ne peut s’empêcher de chercher une ou des réponses. Le personnage principal (Ham, le cinéaste) s’allonge ou ne s’allonge pas sur son lit avant de sortir de sa chambre d’hôtel. Il croise ou ne croise pas telle étudiante en cinéma avant de se rendre au temple où il va rencontrer Yoon (la jeune peintre). La liste des micro-variations susceptibles de tout influencer serait sans fin, d'autant que le récit, découpé en cinq ou six grandes scènes et en longs plans-séquences, nous offre le temps d'imprimer chaque moment, chaque geste, chaque expression, puis de traquer les changements. Et il en va évidemment de même pour tous les personnages. On peut se demander pourquoi les deux amies plus âgées de Yoon se comportent si différemment vis-à-vis de Ham lors du repas chez elles ? Est-ce parce que l’héroïne est ou n’est pas dans la pièce ? Est-ce parce que l’autre personnage masculin, probablement le mari de l'une des femmes, participe à la conversation ou fume à l’extérieur ? Parce que Ham lui-même se montre agréable/faux ou déplaisant/honnête (si tant est que les deux facettes du personnage collent véritablement au défaut et à la qualité qui leur sont rattachées) ? Est-ce un peu tout cela ? Ou bien les réponses se logent-t-elle dans une de ces ellipses dont Hong Sang-soo joue avec malice (comme il joue de la voix-off, présente en A, absente en B, et dont il nous appartient de décider si elle varie) ?




Une hypothèse toutefois : ces différences, dans l’attitude et les jugements des personnages, viennent peut-être moins de leurs gestes, de leur comportement, de leur présence ou absence, que de l’image qu’on leur prête et qu’ils se donnent. Si ma mémoire est bonne, dans la deuxième version du récit, lors de la scène dans le bar, où les deux personnages principaux boivent du thé ou du café alors qu’il fait encore jour, Yoon dit à Ham qu’il est quelqu'un de très honnête, et ne se présente pas à lui comme un ancien mannequin. Est-ce parce que la ravissante demoiselle l’a immédiatement, et un peu vite, présenté comme quelqu’un d’honnête que Ham va, sur la face B du récit, se montrer tel ? Est-ce parce qu’elle oublie un moment sa condition de mannequin superficiellement désirée que Yoon se montre plus détendue face aux facéties séductrices de Ham, aux soupçons qui pèsent sur lui et aux ragots qui tentent d'en faire un Dom Juan ? Il est vrai que l’on a tendance à se montrer sous un jour ou sous un autre face à des inconnus en fonction de ce qu’ils savent et ignorent de nous, de la simple façon dont un intermédiaire va nous définir face à eux.




Mais au fond, cette hypothèse ne l’emporte sur aucune autre, y compris celle, toute bête, quoique terriblement juste, du titre : la même rencontre peut, ou plutôt doit nécessairement partir dans toutes les directions dès lors qu’elle est rejouée. Rien ne saurait être rejoué deux fois à l’identique. Le film nous interroge ainsi (comme Un jour sans fin, tel que l’avait relevé notre ami Hamsterjovial), sur le principe même de répétition, au théâtre ou au cinéma. Hong Sang-soo nous pose face à ce constat simple, sinon bête à le formuler ainsi, que tous les films que nous voyons existent virtuellement, potentiellement, sous une infinité de formes plus ou moins différentes. Un cinéaste dispose, en retournant la moindre scène, d'un autre film et, partant, d'une infinité d’autres films. Et la question de la forme définitive et unique de l’œuvre devient vertigineuse, que l'on pense à ces films qui existent bel et bien sous plusieurs formes (un exemple, le Lady Chatterley de Pascale Ferran, dans sa version courte/cinéma et dans sa version longue/tv : qui saurait bien dire laquelle est le film) ou, pourquoi pas, à Picasso recouvrant encore et encore ses peintures sur verre face à la caméra de Clouzot dans Le Mystère Picasso, annulant ainsi mille œuvres possibles (qui existent bien en réalité, car elles ont été figées, ne fût-ce qu’une seconde, par la caméra de Clouzot), lesquelles nous semblaient tout aussi valables que celle qui aura, in fine, les faveurs du peintre.





C’est ce qui se passe quand Yoon peint. Pourquoi ajouter cette touche de couleur à son tableau ? Qu'aurait-elle fait le lendemain ? Pourquoi ajouter du orange plutôt que du vert ? Quel film aurait-on vu si le tournage avait débuté un jour plus tard, si Hong Sang-soo avait placé sa caméra ici plutôt que là ? Ce sont aussi ces choix, le placement de la caméra, le cut  une seconde avant ou après, qui font non seulement le film, évidence, mais jusque à l'histoire qui nous est contée. Le long regard amoureux que Ham pose sur Yoon quand elle peint, et les compliments qu’il lui adresse juste après, sont appelés, dans la 1ère version du récit, par le cadrage et la durée du plan (sans parler de la voix-off) : Yoon au premier plan, de profil, regardant son tableau, Ham au second plan, presque face caméra, regardant Yoon, et leurs regards qui se croisent en un point magnétique de l’image (idem dans le bar où ils s'enivrent, le soir venu). C’est aussi parce que la caméra ne créé pas ce regard, ou ne lui laisse pas le temps de prendre, dans la deuxième version, qu’il n’existe pas et peut-être, qui sait ?, que Ham se lance dans une critique féroce du travail de Yoon au lieu de l'éloge naïf de la première version. On se demande aussi, par conséquent, en quoi le fait de ne pas écrire, ou jouer, une scène, impacte, chez les acteurs, donc chez les personnages, la suivante.





Toujours est-il que le film ne dépose aucune théorie et ne roule pas les mécaniques de son dispositif. Il se joue par exemple de l'aspect binaire du What if film quand, au début de la première version, on voit Ham hésiter longuement à continuer tout droit, avant de finalement tourner à droite pour retourner au temple (cf. le premier photogramme de l'article). Dans beaucoup de films du genre (comme Pile ou face), c'est ce geste qui aurait tout déterminé, selon le principe de la porte ouverte ou fermée. Chez Hong Sang-soo, on ne voit plus Ham hésiter dans la version B (peut-être a-t-il hésité aussi ? on n'en sait rien), toujours est-il que ça n'est pas la clé de voûte du scénario : dans les deux versions Ham atterrit très vite au temple, s'assied et aperçoit Yoon. Un jour avec, un jour sans se révèle d’autant plus fort qu’il se détourne des scénarios simplistes tout en misant paradoxalement sur la plus évidente simplicité. Rien ne suffit à tout expliquer, et en proposant juste deux possibilités parmi tant d'autres, Hong Sang-soo nous laisse entrevoir toutes les nuances et toute la puissance de ce que peut une mise en scène, et à quel point la moindre variation (de cadrage, de durée, etc.) modifie le regard tout entier. L'adéquation est limpide entre les variations cinématographiques et les aléas de la vie, des sentiments.





Il faut bien dire aussi que ce que raconte Hong Sang-soo, avec la sensibilité qu'on lui connaît, est déjà, avant toute question de reprise et de variation, émouvant : la rencontre amoureuse, avec toutes ses fragilités, ses hésitations, ses pulsions, ses erreurs et ses fulgurances. Qu'elle prenne ou non (mais au fond, quelle fin est plus heureuse ou plus triste ?), la relation entre les deux personnages est touchante. Elle l'est davantage encore quand le film parvient à nous faire éprouver toute la brutalité de cette intuition universelle que tout ce qui est pourrait aussi bien être autrement, que toute rencontre pourrait aboutir de mille façons différentes, que l’enchaînement des causes et des effets est si flottant qu’un type qui reste muet face aux questions pernicieuses de deux commères voit son image auprès de la femme aimée détruite à jamais, et que, un autre même jour, le même type, après s’être mis nu face aux deux mêmes inconnues, gagne toute les faveurs de la même femme aimée, sans que cela nous paraisse le moins du monde incongru.


Un jour avec, un jour sans de Hong Sang-soo, avec Jeong Jae-yeong et Kim Min-Hee (2016)

1 mars 2016

Spotlight

Vu. Pire début d’article possible. Mais c’est un peu le sentiment qui domine au moment de causer du film. Si cette critique dépasse le paragraphe d’intro, je serai sur le cul. C’est aussi ça la liberté de la presse, et le film en fait suffisamment l’éloge pour qu’on se le permette sans se sentir coupable. Tant mieux, parce qu’il n’y a pas masses de trucs à dire sur Spotlight, qui est aussi neutre que propre. Clean sheet. C’est un film d’enquête journalistique dans la veine des Hommes du président, bien ficelé, sans fioritures, qui va droit au but avec énergie et efficacité. Ca sent la vieille recette (d’ailleurs les décors et les costumes sont ceux d’un film des années 70 alors que ça se déroule au début des années 2000), mais c’est souvent dans les vieux pots qu’on fait les meilleurs keftas. Que dire d’autre ? Le sujet peut-être ? Spotlight raconte l’histoire de Spotlight. Il s’agit, pour être plus précis, d’un petit groupe de journalistes, un cabinet d’investigation au sein du Boston Globe, qui, sous l’impulsion d’un nouveau directeur (le baryton Liev Schreiber, monolithique, beau gosse), enquête sur une histoire de pédophilie dans le diocèse de Boston et met au jour l’ampleur d’un phénomène à grande échelle. Le film accomplit sa mission avec les honneurs : il nous en apprend de bien bonnes.


Mark Ruffalo déploie toute une gestuelle pour attirer l'attention sur lui, y compris dans 
les scènes où il n'a rien à foutre là.

Verset 2 (je suis scié) : Il faut préciser que le film est certes sobre, et qu’on n’y trouve pas beaucoup de cinoche (pas beaucoup plus disons, sinon moins, que dans les précédentes réalisations de Tom McCarthy : The Visitor ou Les Winners), mais que c’est déjà pas mal de s’en tirer avec un truc droit dans ses bottes et rondement mené. 2h08 et on reste scotché de bout en bout grâce à un scénario qui file, aride, à la limite de l’austérité. Or ça devient agréable, par les temps qui courent, de voir un film hollywoodien qui reste concentré sur ce qu’il a à raconter (l’enquête en question et le boulot de journaliste de façon plus générale), sans tomber dans le pathos en allant s’attarder lourdement sur le témoignage des victimes ou sur les états d’âmes des enquêteurs. Le film a la bonne idée de ne pas virer au vieux déballage psychologique, et évite constamment de rajouter du drame au drame. Les acteurs restent aussi à leur place (même si Mark Ruffalo se la raconte pas mal entre une McAdams et un Keaton venus sagement travailler). Le travail sur les personnages est une autre qualité du film : pas de grande figure du bien ou du mal, pas de vilain intégral jeté en pâture au public, comme c'est de rigueur dans les habituelles daubes hollywoodiennes (alors que le sujet, 70 prêtres pédophiles couverts par un cardinal, s'y prêtait). Aucune figure simpliste, ni l'avocat véreux qui semble couvrir les curetons, ni le seul prêtre pédophile croisé par l'enquêtrice de la bande. Et, alors que pendant tout le film on se demande qui dans l'équipe a merdé vingt ans plus tôt en ne révélant pas le pot aux roses clés en main, la résolution de cette énigme n'est pas un prétexte pour jeter l'anathème sur un salop planqué sous un costume de héros, c'est bien plus simple et plus complexe à la fois.


 Ce con de Liev Schreiber joue enfin un type bien.

On pourrait facilement reprocher au film de se tenir un peu trop planté sur ses marques et de manquer d'ampleur, mais on préfère louer, sur un scénario pareil, qui appelle le défilé de grands acteurs rivalisant de hardiesse sur fond de grands sentiments, la petite mécanique bien huilée, modeste et sans gras mise en place par Tom McCarthy, qui ne donne pas dans le neuf sans non plus tomber dans l'hommage poussiéreux. Tout cela fait de Spotlight un honnête lauréat des Oscars 2016, un rien téléphoné et un peu plat mais loin de toute esbroufe ou de toute pseudo-performance pompeuse (suivez notre regard).


Spotlight de Tom McCarthy avec Michael Keaton, Mark Ruffalo, Rachel McAdams et Liev Schreiber (2015)