30 décembre 2017

Le Génie du mal

Film de Richard Fleischer sorti en 59, Compulsion est basé sur le même fait divers que La Corde d'Albert Hitchcock. Et Fleischer rend bien hommage au gros Hitch, ce que, tenant La Corde pour un sacré bon dieu de morceau de cinoche, à la barbe de ses détracteurs, nous ne comprenons que trop bien. On entend donc parler de "crime parfait" au début du film ; un personnage s'appelle Rupert, comme l'inoubliable Rupert Cadell (James Stewart) de The Rope ; et surtout l'équivalent de Farley Granger, ici interprété par Dean Stockwell (l'éternel Al de Code Quantum), se passionne pour l'ornithologie et vit dans une chambre pleine d'oiseaux empaillés (The Birds et Psycho dans le même bateau). On pourrait aussi citer la scène de "viol", qui évoque l'agression dans le parc de L'inconnu du nord-express, elle aussi centrée sur une paire de lunettes.





Mais les deux films sont néanmoins très différents, et d'abord parce que celui de Fleischer se penche principalement sur le procès qui suit le meurtre commis par les deux jeunes amis. On regrettera peut-être quelques manques dans le traitement de la psychologie des deux personnages principaux, ou l'ellipse sur le réquisitoire du procureur durant le procès, mais le film n'en est pas moins savoureux. Grâce aux acteurs (on retrouve Orson Welles dans le rôle de l'avocat, et deux des sympathiques acteurs de 12 hommes en colère : E. G. Marshall et Ed Binns), grâce au scénario, tout de même bien ficelé, et aussi à des effets de mise en scène assez délectables, comme un plan magnifique sur une paire de lunettes posée sur une table basse, tandis que la lumière décline rapidement pour nous signifier les heures qui défilent. Banal ? Peut-être, mais très beau. Ou encore toutes les scènes dans la chambre de Dean Stockwell, où Fleischer fait des plans légèrement obliques, bancals, sans perdre en finesse, pour accentuer la référence à Hitchcock peut-être mais surtout mettre en image le dérèglement mental des personnages. Bref, pas son meilleur mais un très bon Richard Fleischer (de plus) à redécouvrir...


Le Génie du mal de Richard Fleischer avec Dean Stockwell, Bradford Dillman et Orson Welles (1959)

23 décembre 2017

Regain

Regain fait partie des quelques films réalisés par Pagnol à partir d’écrits de Giono (avec son aide), qui ont peut-être contribué, plus ou moins malgré eux, à donner de ce dernier l'image d'un brave écrivain régional. Il y a pire. Mais la Provence chez Giono n'est pas un simple décor pittoresque pour historiettes au charme tout local, puisque c'est l'idée que l'on se fait de la littérature dite de terroir, elle est bien plus, c'est le terreau mythologique d'une écriture, d'une poésie qui vient du ventre, de la terre, inquiète, violente, bonne, douloureuse et vibrante. Pagnol ayant obtenu de Fernandel qu'il joue dans le film le rôle de Gédémus, secondaire dans le roman, la star prit inévitablement une certaine place, au point de pratiquement devenir le personnage principal, de se voir inventer des scènes toutes neuves, qui poussent le film à durer plus de deux heures, et de remplir l'affiche avec sa belle tête. Ce n'est donc qu'à moitié le Regain de Giono que nous voyons là (puisque c'est celui de Pagnol). Il ne reste que le minimum de Panturle et Arsule, de l'herbe qui repousse après la fenaison du foin au cœur d'Aubignane et alentour, de l'amour qui naît sous l'influence du dieu Pan, du vent de sexualité qui souffle sur les deux amoureux et sur la colline (comme plus tôt sur Solitude de la pitié et plus tard sur le Déjeuner sur l'herbe de Renoir).




Mais c'est un beau film, quand même, car Fernandel est drôle, et parce qu'il reste la bonté, l'amitié, l'amour, et l'accent de quelques uns des gens du coin qui entourent Orane Demazis et Gabriel Gabrio. Une séquence notamment est à pleurer. C'est celle où Panturle descend voir d'anciens amis, le bien nommé L'amoureux et sa femme Alphonsine, pour leur demander quelques sacs de blé et un âne, histoire de resemer la terre d'Aubignane. A tout ce que demande Panturle, L'amoureux, qui l'écoute tranquillement, répond de son bel accent par l'affirmative. Et quand Alphonsine à la grosse voix coupe un énorme pain pour en donner à ses petits, et que Panturle demande s'il ne pourrait pas en emporter pour faire plaisir à Arsule, L'amoureux le lui donne tout entier. Émue de voir Panturle si heureux et de l'entendre raconter comment Arsule le sera en voyant ce pain, Alphonsine se met à pleurer. Puis Panturle parle de rembourser ce pain et L'amoureux de se vexer comme si son ami venait de l'humilier, et de lui offrir un second pain pour le pardonner. Les personnages sont de beaux personnages, sans exception. Même Gédémus, misogyne à souhait (il laisse Arsule, qu'il vient de sauver de ses violeurs, tirer sa carriole de rémouleur et la traite de "bourrique", de "feignante" et de "bestiasse" à chaque phrase), voué à être le caillou dans la chaussure des amoureux, se montre finalement sous un jour aimable quand il revient chez Panturle, à la fin du film. Mais la scène du pain (cette « chose terriblement grande » disait Giono), dans sa simplicité, est d'une grande beauté, à pleurer de joie, et rien que pour elle, et même si le film n'est pas parfait et tourne parfois le texte de Giono en sympathique petit conte aux accents du sud, alors qu'il est bien plus que cela, il fait bon revoir le Regain de Pagnol à l'heure où beaucoup de nos cinéastes se consacrent à dresser les uns contre les autres des galeries de personnages plus idiots, médiocres et mauvais les uns que les autres.


Regain de Marcel Pagnol avec Gabriel Gabrio, Orane Demazis et Fernandel (1937)

19 décembre 2017

A Ghost Story

David Lowery est l'un des nouveaux chouchous de Sundance. On lui doit déjà Les Amants du Texas, remarqué lors de l'édition 2013 du festival, un ignoble pseudo-western sous influence malickienne dans lequel Rooney Mara et Casey Affleck, en Bonnie & Clyde du miséreux, se faisaient des papouilles sous le soleil couchant, dans une esthétique m'as-tu-vu ridicule. Voici le jeune cinéaste de retour avec A Ghost Story, récompensé par trois prix à Deauville après une avant-première en grande pompe à Sundance. Cette fois-ci, David Lowery s'aventure dans le domaine du fantastique en nous racontant donc une histoire de fantôme ; en réalité, un drame intimiste supposé être bouleversant abordant la question du deuil, du temps qui passe inexorablement, de l'amour qui nous file entre les doigts et de ces tartes que l'on mange si goulûment.




Rooney Mara et Casey Affleck, encore eux, incarnent un jeune couple vivant au Texas dans une petite baraque aux bruits bizarres. Rooney, chiante de profession, est trop jolie avec sa petite tête de poupée, sa peau de porcelaine et son air constamment éberlué. Casey, musicien, est super beau gosse et sexy grâce à ses heures passées à la salle pour se tailler un corps de rêve et sa voix nasillarde, traînante, insupportable. Les deux zinzins forment donc un grand couple de cinéma, que l'on est véritablement ravis de retrouver. Ils s'aiment fort, à tel point qu'ils dorment tout collé-collé et se chuchotent des petits mots doux à l'oreille, des phrases que nous sommes chanceux de ne pas comprendre. Malheureusement, un beau jour, Casey meurt dans un accident de voiture à deux pas de chez lui. Son fantôme, sous un drap blanc lavé avec Mir Laine, revient ensuite déambuler dans sa maison pour assister, impuissant, à la détresse de sa veuve.




A Ghost Story cherche à flatter nos mirettes et se veut de nouveau très agréable à regarder. David Lowery, cinéaste au look hipster, crâne rasé, regard bleu perçant et énorme moustache brune grotesque, choisit encore une fois une esthétique très tape à l’œil qui suffira sans doute à émerveiller les plus jeunes et les plus sensibles d'entre nous. Son film lui ressemble, il est totalement à son image. Il n'opte pas pour le format 4/3 mais presque, les coins de l'image sont arrondis, ce qui rappelle inévitablement les polaroïds et, surtout, les filtres instagram ; un effet que la lumière particulière et mélancolique de ce film très maniéré vient appuyer lourdement. Buzz Twitter garanti et déjà pressenti suite à la projection à Deauville, début septembre.




Alors certes, ça n'est pas vraiment laid, mais on croirait mater la première œuvre d'un très jeune garçon à la crise d'adolescence trop récente et désireux de se faire remarquer à tout prix. On ne peut pas s'empêcher de penser que l'ensemble constituerait un excellent écran de veille pour ordinateur. On constate aussi, avec plus de bonheur, que l'on peut regarder ça en faisant autre chose, ce qui est ma foi assez pratique quand nos journées sont déjà bien chargées. J'en ai personnellement profité pour me couper les ongles des pieds (ça faisait un sacré bail et je commençais, chaque nuit, à entamer le matelas de mon lit). Des plans aléatoires sur la voie lactée, accompagnée de quelques coups de violons grandiloquents, viennent de nouveau rappeler la filiation malickienne. Incontournable hommage au Maître.




Vers la 25ème minute, David Lowery place ce qu'il a appelé lui-même une "scène-test", censée mettre à rude épreuve l'endurance et la patience de son audience. Du haut de son arrogance, le réalisateur s'attend à ce qu'une partie des spectateurs abandonne alors le film et que d'autres accrochent définitivement, pour mieux kiffer la suite. Je suis fier de vous annoncer que je fais partie des plus courageux, mais cela ne m'a hélas pas permis d'apprécier davantage le reste. Car je dois aussi vous avouer une chose : en ce qui me concerne, chaque scène de cette Ghost Story constitue un test de maîtrise de soi et de sang-froid. Dès ce long plan (tous les plans sont trop longs, exprès) sur Casey Affleck et Rooney Mara au dodo, se bécotant langoureusement, j'ai failli déclarer forfait. Ils m'ont rendu nostalgique de Demi Moore et Patrick Swayze, c'est dire !




La "scène-test" évoquée précédemment est celle où Rooney Mara, fraîchement veuve, s'empiffre une tarte en entier, en la mangeant assise sur le sol de sa cuisine, avant d'aller la vomir aux chiottes, sous le regard perplexe du fantôme d'Affleck (celui-ci passant tout le film sous un drap, son frère retardé Ben aurait très bien pu assurer le rôle). David Lowery aurait-il osé cette scène si son actrice ne portait pas, lors de celle-ci, une jupe laissant voir ses mignonnes gambas ? Rien n'est moins sûr. Admettons qu'au milieu du supplice terrible que constitue ce film, les observateurs ont raison de sortir cette scène du lot. Toutefois, une autre "scène-test", bien plus rude à mon goût, est celle où Rooney Mara se souvient de ce moment lors duquel Casey Affleck lui a fait écouter son dernier morceau, au casque. Une niaiserie électro aux paroles lamentables agresse alors nos oreilles tandis que nos yeux sont provoqués par les mouvements de tête particulièrement agaçants de Rooney Mara, au sommet de son acting. Une torture !




David Lowery, désormais adoubé par le petit monde bien triste du cinéma indépendant américain, s'apprête à réaliser un film de gangster porté par un casting quatre étoiles : Robert Redford, Casey Affleck, Sissy Spacek, Danny Glover, Tom Waits et Elisabeth Moss. Comment tout ce beau monde peut-il vouloir tourner pour un tel guignol ? Vaste mystère...


A Ghost Story de David Lowery avec Casey Affleck et Rooney Mara (2017)

16 décembre 2017

Dunkerque

J'ai déjà plusieurs fois, en ces pages, tenus des propos très durs à l'égard de Christopher Nolan pour des films qui, jusqu'à présent, me plongeaient toujours dans un abîme de perplexité terrible compte tenu de l'accueil dithyrambique qui leur était systématiquement réservé et de leur si piètre qualité. Quand son dernier film est sorti en fanfare cet été, je l'ai donc soigneusement évité et je dois aujourd'hui vous avouer en toute honnêteté que je le regrette beaucoup. Car Dunkerque est sans doute ce que le cinéaste britannique a fait de mieux et cela devait franchement valoir le coup de le découvrir sur grand écran. Pour une fois, Nolan fait dans la simplicité et filme à hauteur d'homme, au plus près de ses personnages. Son film revient sur l'Opération Dynamo, le rapatriement des troupes britanniques encerclées par les allemands dans la poche de Dunkerque, en mai 1940.





Christopher Nolan choisit de nous raconter cela en trois temporalités différentes qui nous sont montrées en parallèle et qui s'entrecoupent par instants. Nous passons ainsi une semaine auprès d'un jeune soldat (Fionn Whitehead) parmi les près de 400 000 à être coincés sur la plage et qui essaient, par tous les moyens, de regagner l'Angleterre. Une journée aux côtés d'un vieil anglais (Mark Rylance) à la barre d'une petite embarcation de plaisance, épaulé par deux autres civils quant à eux trop jeunes pour être au front, partis ensemble à la rencontre des soldats pour aider autant que possible au rapatriement. Et une heure dans les airs, plus exactement dans le cockpit d'un avion de chasse piloté par Tom Hardy, tour à tour chassé ou à la poursuite des bombardiers allemands.





Cette construction pourrait paraître gratuitement alambiquée mais elle ne l'est pas, elle permet au réalisateur de multiplier astucieusement les points de vue et de proposer une mise en scène parfois très inspirée. En outre, cette multi temporalité est aussi un bon prétexte pour faire grimper très régulièrement la tension, les climax s'enchaînant à un rythme soutenu. Cette tension, Nolan parvient aussi à l'entretenir sans souci parce que ses personnages existent réellement. Ils ne sont pas, comme dans ses précédents longs métrages, des pantins sans intérêt auxquels nous ne croyons pas et dont nous nous fichons. Alors qu'il ne s'embête pas à leur créer un background quelconque (les dialogues sont d'ailleurs bien rares), Nolan parvient à nous intéresser à eux, tout simplement parce qu'ils sont humains, qu'ils peuvent se montrer héroïques ou lâches, et nous avons envie de les voir survivre, échapper aux bombes, à la noyade, aux tirs ennemis et à tous les dangers auxquels ils sont confrontés.





Si le cinéaste britannique recherche absolument l'intensité immédiate, il ne tente jamais de parvenir à celle-ci à tout prix, de force, par la performance technique et par des effets de manche. Ainsi, nous n'avons pas droit à des plans séquences lourdingues et tape à l’œil comme il est de rigueur actuellement dans ce type de cinéma spectaculaire. Nolan se démarque avec intelligence de cette mode et cherche à impressionner autrement. A l'instar de la bande son, encore signée Hans Zimmer, le style de Nolan reste néanmoins assez pompier, mais il paraît ici adapté à ce qu'il raconte, tout comme les grandiloquences de son compositeur attitré. A mon grand étonnement, Nolan réussit même quelques belles séquences, comme par exemple le naufrage d'un destroyer britannique, vécu depuis la mer et vu depuis le ciel, ou encore le vol plané final silencieux de l'avion de Tom Hardy. Les scènes de batailles aériennes sont également très agréables à suivre.





Au milieu des bombardements, on notera peut-être l'absence de la moindre goutte de sang et nous pourrons associer cela à la froideur habituelle du cinéma de Nolan, qui a toujours manqué de chair, de corps, de consistance. Pour ma part, j'ai plutôt eu l'impression qu'il s'agissait là d'un choix du réalisateur de ne pas tomber dans la surenchère visuelle. Un choix plutôt heureux quand on le compare aux gerbes de sang ajoutées numériquement, pour faire réaliste, qui inondent désormais les films de ce genre. Dunkerque ne me paraît pas pour autant désincarné, il est bien plus humain que ses autres réalisations, pour les raisons précédemment évoquées. Toujours dans l'anecdote : certains spécialistes étaient également tombés à bras raccourcis sur Nolan en juillet dernier, argumentant que celui-ci s'essuyait les pieds sur l'Histoire en ignorant par exemple l'action des français lors de cet épisode marquant de la Deuxième Guerre mondiale. Ce reproche me semble mal à propos tant le cinéaste affiche et annonce d'emblée la couleur en se focalisant seulement sur le point de vue britannique, quitte à verser dans le patriotisme. En outre, plutôt qu'une exactitude historique à toute épreuve, on sent que Nolan a une ambition plus intemporelle en se concentrant sur les sensations et le vécu des hommes pendant la guerre, amenés malgré eux dans des situations extrêmes.





Le casting, qui échappe au défilé tant redouté de grandes vedettes venues jouer aux petits soldats, est également une belle réussite. C'est un parfait équilibre entre des tronches plutôt connues (Kenneth Branagh, étonnamment supportable en commandant stoïque, Cillian Murphy, irréprochable dans la peau d'un soldat traumatisé, et Tom Hardy, pilote efficace au visage de nouveau masqué mais au regard suffisamment expressif) et d'autres nouvelles têtes bienvenues. Tout le monde est crédible et on ne prend personne en grippe, aucun n'a l'air d'être venu là pour faire son petit numéro et se prendre pour un héros. En outre, les personnages qu'ils incarnent agissent intelligemment, nous craignons, à plusieurs reprises, des réactions qu'ils n'ont finalement pas, choisissant ainsi de nous surprendre agréablement.





Enfin, les effets spéciaux sont extrêmement réussis puisque nous ne les remarquons même pas. Nous avons quasiment l'impression que tout a toujours été réellement reproduit ! C'était, et Nolan devait en avoir conscience, une condition sine qua non à notre immersion tant désirée et c'est en soi un bel exploit. Porté par un souffle patriotique pleinement assumé et qui ne m'a pas gêné outre mesure, Christopher Nolan dépeint avec une implication qu'on ne lui connaissait pas l'héroïsme des soldats anglais. Plus qu'un film de guerre, Dunkerque est un film de survie, à l'efficacité indéniable et particulièrement bien mené. Sans doute le meilleur de son auteur, dont on espère qu'il poursuivra sur cette voie.


Dunkerque de Christopher Nolan avec Fionn Whitehead, Tom Hardy, Mark Rylance et Kenneth Branagh (2017)

12 décembre 2017

Evil Dead III - L'Armée des Ténèbres

Des effets spéciaux artisanaux conçus avec amour, un acteur vedette au sommet de sa forme dans la peau d'un héros iconique, des hommages sincères et des références de classe disséminés ici ou là pour les amoureux du genre, des situations et des dialogues pleins d'humour et d'inventivité, un scénario ingénieux, sans temps mort et, pour couronner le tout, un doublage français aux petits oignons : le troisième volet de la saga Evil Dead de Sam Raimi, préférant l'humour à l'horreur, n'a pas volé son statut de film culte ! Sorti en 1992, cette Armée des Ténèbres constitue pour moi le point culminant de la carrière de son auteur. Un petit film d'horreur comique, humble, terriblement attachant et plein de charme.

Plus charismatique que jamais, Bruce Campbell, acteur fétiche et grand ami de Sam Raimi, reprend donc son rôle de Ash, rendu célèbre par les deux premiers volets de la saga. Attaqué par la "chose" qui l'aspire dans une autre dimension, il se retrouve cette fois-ci bloqué dans une époque médiévale fantastique. Après une scène d'introduction d'une efficacité redoutable et littéralement décoiffante, Ash est contraint de s'amputer la main droite, aussitôt remplacée par une bonne vieille tronçonneuse. Egalement armé d'un fusil à pompe porté en bandoulière dans un étui en cuir, Ash se transforme dans cet épisode en un véritable personnage de comic book, doté d'une allure terrible, immédiatement reconnaissable et d'une cinégénie indiscutable. On n'est pas étonné de constater que le film a effectivement donné lieu à une adaptation en bandes dessinées. Ash est la plus grande attraction d'Evil Dead III et Bruce Campbell se fait plaisir en enchaînant les tronches pas possibles, dignes d'un dessin animé Tex Avery. 





Après un accueil difficile, Ash passera pour le Messie tant espéré auprès d'une petite peuplade en proie aux forces démoniaques. Mais en réalité, Ash est plutôt un imbécile arrogant qui n'a strictement rien d'un sauveur. Il veut simplement retourner dans sa fichue époque ! Il devra, pour cela, mettre la main sur le fameux Necronomicon (pour une fois, le nom de l'ouvrage maudit inventé par Lovecraft n'est guère sali !), ce qui permettra également d'éradiquer les forces du Mal. Hélas, rien ne se passera comme prévu ! Ash étant incapable de se souvenir de la formule magique à absolument prononcer avant de récupérer le Necronomicon ("Klaatu barada nikto", une phrase pour la première fois entendue dans le classique de la SF des années 50, Le Jour où la Terre s'arrêta de Robert Wise), ce qui nous vaudra l'une des plus tordantes scènes du film.





Véritable héros de jeux vidéos ou de comic book, Ash traverse ici une série d'étapes, d'épreuves, permettant à Sam Raimi de déployer des idées de mise en scène plus ou moins heureuses, mais toujours audacieuses. Un long passage pratiquement muet durant lequel Ash affronte des doubles maléfiques dans un moulin abandonné s'avère particulièrement réussi et bluffant. Tout au long du film, et tout particulièrement lors du passage évoqué, le cinéaste en roues libres se permet des clins d’œil et des citations qui raviront les spécialistes, en allant du cinéma d'horreur des années 30 (les Frankenstein de James Whale) aux animations image par image de Ray Harryhausen. Des références variées qui attestent d'un amour sincère et communicatif pour le cinéma de genre et ne parasitent jamais le film, bien au contraire. Evil Dead III dégage une fraîcheur, une humilité, une sincérité et une légèreté qui l'éloigne de toute lourdeur et le rend infiniment sympathique. Le film est aussi cool et amusant que le personnage qu'il met en scène !





La beauté des effets spéciaux du film se déploie notamment lors de l'assaut final des "cadavéreux" (l'armée des ténèbres du titre, des squelettes belliqueux réveillés de leur cimetière par le maladroit Ash !). Le travail sur le look des squelettes est des plus minutieux, au même titre que l'animation image par image. Pour ne rien gâcher au plaisir, un thème musical inspiré, signé Danny Elfman, vient accompagner ce chouette moment. En version française, le film est farci de petites phrases marrantes, prononcées avec des voix et des intonations terribles. Les doubleurs s'en sont donné à cœur joie, très inspirés par une oeuvre particulièrement propice à cela. On garde aussi un souvenir ému de cette scène, survenant juste avant l'arrivée des cadavéreux, durant laquelle un Ash aux abois essaie de remotiver ses troupes puis invente une série de machines pour le combat. Le personnage fait alors enfin preuve d'ingéniosité, prenant son rôle de héros au sérieux, et finit par gagner l'adhésion des autres hommes. "Je te suivrai où que tu ailles !", "Mon épée est tienne !", "Tu peux compter sur moi", toutes ces phrases sont alors dites avec des voix plus débiles les unes que les autres. Un moment d'anthologie dans un film qui en comporte plus d'un... On adore également le monologue prononcé au début du film par un Ash tout juste ressorti victorieux d'une bagarre avec quelques démons, qui se montre plus arrogant que jamais et se met à haranguer avec son fusil une foule complètement médusée. Encore une bien belle scène dans un pur régal de cinéphage !





J'ai découvert Evil Dead 3 aux alentours de 10 ans et j'en suis immédiatement tombé sous le charme. Un de mes classiques instantanés ! J'ai dû le revoir une bonne dizaine de fois depuis. J'y reviens régulièrement. Des situations et des dialogues sont gravés en moi à jamais. Je repense souvent à ce pauvre personnage qui, lors d'un combat avec une sorcière, reçoit une marmite d'eau bouillante dans la tronche et s'écrie "Aaaaaaaah, mes yeux ! Ça brûle ! Je n'y vois plus ! Je suis aveugle !" dans une plainte pathétique. Ce film est à mes yeux une vraie pépite dans le genre trop souvent galvaudé du cinéma d'horreur comique. Je le connais si bien que j'en appréhende désormais les temps un peu plus faibles, trop impatient d'arriver à mes scènes, mes gags et mes répliques préférés. J'envie les personnes qui ont encore à découvrir ce chef-d'oeuvre intemporel. 


Evil Dead III - L'Armée des Ténèbres de Sam Raimi avec Bruce Campbell, Marcus Gilbert et Embeth Davidtz (1992)

9 décembre 2017

Glory

Edward Zick est assez doué de ses dix doigts dès qu'il s'agit de plaquer trois accords sur un piano pour amuser la galerie, mais ce n'est pas franchement un génie du kinétoscope. Malheureusement pour le cinéma, art comme industrie, il a préféré faire des films que jouer du clavecin. Néanmoins, je garde une sincère sympathie pour ce film, Glory, qui met en scène le premier régiment de soldats noirs de l'armée de l'Union au cours de la guerre de sécession. Non seulement parce qu'il fallait raconter ça, mais parce qu'il ne le raconte pas si mal, même si Carmina Burnara à fond les violons sur le finale, l'attaque du fort Sumter, imprenable et demeuré impris (les sudistes y sont toujours), peut paraître un choix quelque peu appuyé. Surtout, on aime ce film pour ses comédiens. Pas forcément Matthew Broderick et Cary Elwes, qui interprètent les deux officiers en charge des recrues noires, mais bel et bien Morgan Freeman, immense ici, comme presque toujours (sauf quand il est dirigé par un pied-tendre comme Nolan).




Morgan Freeman porte mieux que jamais son nom dans le rôle d'un ancien fossoyeur devenu sergent grâce à ses qualités d'homme sage et avisé, de leader naturel. On sait que le Vietnam a reçu plus de bombes sur la face durant la guerre qui l'a opposé aux USA que toute l'Europe durant toute la seconde guerre mondiale. Mais on sait de source encore plus sûre que Morgan Freeman a plus de cratères sur les joues qu'on a pu en compter, chiffres à l'appui, sur le sol vietcong à la fin du conflit. Or, malgré ces problèmes de peau, quel comédien, quel acteur, quel interprète... Quel humain, tout simplement.




Que dire aussi de son élève, Denzel Washington, qui trouvait là son tout premier rôle et reçut aussitôt l'Oscar du meilleur acteur dans un second rôle... Un couac de l'Academy of Motion Picture Arts and Sciences. Il fallait lui donner l'Oscar du meilleur acteur dans un premier rôle puisque c'était précisément son premier rôle. Ou alors lui donner les deux, et celui du meilleur acteur dans un troisième rôle en prime. Aucune récompense n'est à la mesure de son talent. Souvenez-vous de cette scène inoubliable où Denzel se fait fouetter jusqu'au sang devant tout le régiment pour avoir changé de chaussures. Zick, alors au sommet de sa forme, opère ce lent travelling avant sur le regard pénétrant du comédien, mâchoire serrée et sourcils bas, qui fixe sans broncher son officier tout en recevant une pluie de coups de fouet sur l'échine (l'acteur porte encore les cicatrices), et le mouvement d'appareil est couronné par des larmes lourdes comme le monde qui tombent de ses yeux de demi-dieu imberbe pile poil sur un accord mineur de la bande originale signée James Horner. Ed Zick s'inscrit là dans la droite lignée de Dreyer et/ou Godard. Et la Wash' dans celle de Renée Falconetti et/ou Anna Karina.




Depuis ce moment de grâce sans équivalent dans l'histoire du médium audiovisuel, Denzel Washington n'a pratiquement pas fait carrière, on l'a totalement perdu de vue, disparu des sonars, il n'a pour ainsi dire plus tourné, et c'est regrettable, car voici typiquement un acteur génial sous-exploité (contrairement à ses ancêtres). Si je le croisais, je lui demanderais s'il peut me fouetter. Pour conclure, Glory, instant classic, instant Oscar pour Denzel, instant smiley à chaque fois que j'y repense. Il y a un peu moins d'une dizaine d'années, mon acolyte Félix et moi-même avons essayé de devenir les amis d'un drôle de zigue en l'invitant chez nous et en lui montrant ce film dans une ambiance monacale, mais cela n'a pas pris. Nous avons plus tard appris que cet individu, qui est parti sans mot dire à la fin de la projection, avant même que j'aie pu rallumer les lumières du salon, faisait alors partie du Ku-Klux-Klan, plus précisément de la branche toulousaine du mouvement. Le cinéma, en tout cas celui de Zick, si poignant soit-il, ne peut pas tout.


Glory d'Edward Zwick avec Denzel Washington, Morgan Freeman, Matthew Broderick et Cary Elwes (1989)

2 décembre 2017

Song to Song

J'ai laissé passer une journée. J'ai vu ce film un beau soir, je suis allé me coucher sans rien dire, tel un zombie, oubliant de faire ma toilette et d'enfiler mon pyjama. J'ai dormi d'un sommeil de plomb, comme assommé, et j'ai passé la journée suivante amorphe et pratiquement muet, en état de choc post-traumatique. Je n'avais jamais rien vu d'aussi ridicule et laid. J'avais pourtant regardé A la Merveille, mais j'avais cru en une amélioration de l'état de santé de Terrence Malick suite aux critiques plus positives inexplicablement obtenues par son dernier film. En réalité, c'est une nouvelle abomination incroyable que nous a encore livrée le vieux cinéaste texan, devenu complètement sénile et gâteux, bégayant un style atroce depuis quelques films et enchaînant les projets à vitesse grand V, comme si sa maladie mentale l'avait rendu inarrêtable. Que la réputation et le statut de Malick devaient être grands pour que celui-ci jouisse encore d'une quelconque crédibilité auprès de quelques cinéphiles ! Certains voient encore en lui un génie, trop en avance sur son temps, et rédigent des textes dignes des fameuses voix off du réalisateur-philosophe, pour défendre passionnément son si triste cinéma. Un phénomène aussi fascinant que terrifiant quand on sait à quoi ressemblent les films en question. Car Song to Song est une horreur sans nom.





J'ai donc laissé passer une journée pour prendre du recul et établir en toute intégrité le constat amiable. Pour mesurer mes propos et rester courtois. Je dois donc le reconnaître : il y a, peut-on dire, une amélioration par rapport aux derniers longs métrages du texan. Song to Song est plus ou moins constitué d'un début et d'une fin, ce qui est appréciable car cela donne des repères aux spectateurs constamment bousculés dans la mélasse ignoble que constitue ce film abject. Autre point positif : les 130 minutes de cette infamie sont ponctuées par des sommets d'humour involontaire, des moments aussi fugaces qu’irrésistibles, à condition de prêter encore attention à ce qui se déroule à l'écran, notre vigilance étant systématiquement mise à rude épreuve. On a effectivement le naturel réflexe d'autodéfense consistant à chercher de l'air pur face à cette si puante chienlit. Ces éclairs comiques sont dus à des acteurs qui n'ont pas toujours l'air de savoir où va se trouver la caméra et qui tirent des tronches pas possibles, avec des regards perdus, surpris ou apeurés lancés à l'objectif, comme s'ils venaient d'éviter, de justesse, de se prendre l'appareil sur le coin du front ! Terrence Malick filme tout le temps de la même façon, constamment en mouvement, flottant dans les airs, tournoyant autour de ses acteurs, dans des angles impossibles, déformant l'image et donc les visages des vedettes. C'est ainsi la première fois que Natalie Portman apparaît presque laide, réduite à un rôle méprisable, dans des tenues de cagoles lamentables.





Ce style Malick, subi depuis The Tree of Life et désormais systématique, est d'une extrême laideur. La fluidité fabriquée des mouvements de caméra incessants s'oppose à l'absence de linéarité du récit, à l'imbrication de souvenirs et de points du vue des différents personnages, soulignés par des phrases grotesques issues d'un esprit forcément dérangé. Comme pour nous plonger dans le flux incessant de la Vie... C'est magnifique. Terrence Malick nous montre toujours la même chose : des (beaux) acteurs se tournant autour au soleil couchant ou dans les herbes hautes, se sautant dessus dans d'immenses villas ou des appartements aux baies vitrées vertigineuses, se courant après et se reniflant presque autour de piscines interminables, etc, si bien que l'on a l'impression que Malick filme des chiens en chaleur ! Devant un si piteux spectacle, je trouvais une échappatoire inespérée en imaginant exactement le même film, mais avec des chiens à la place des comédiens, et je me disais "Ah ouais, ça serait sympa... enfin, lassant à la longue, mais beaucoup plus sympa que ça !". Blague à part, il serait aussi très amusant de voir comment un tel film serait reçu s'il avait été signé par un réalisateur quelconque et que l'on y voyait gesticuler des acteurs aléatoires, pourquoi pas français, à la place de tout ce "beau monde". Je parie qu'il serait carrément lynché, et à raison !





Bien sûr, strictement personne ne ressort grandi d'une telle expérience. Rooney Mara est plus énervante que jamais et, après sa prestation déjà pitoyable dans l'épouvantable A Ghost Story (dont nous vous reparlerons plus en détails à sa sortie), nous commençons à accumuler pas mal de ressentiment à l'égard de cette actrice, qui doit être persuadée de tourner pour la crème de la crème alors qu'elle aligne les pires guignols du moment à son tableau de chasse. Ryan Gosling est tout simplement pitoyable, mais il a aussi l'air d'être celui qui fait le moins d'efforts inutiles, il est le plus naturel en somme, ne se gênant pas pour reprendre à la guitare des morceaux de son propre groupe et assurer son autopromotion. Michael Fassbender est quant à lui au-delà de tout et cette nouvelle performance hors norme nous amène à nous pencher de plus près sur la filmographie de cet acteur vraisemblablement aussi beau qu'idiot : Alien Covenant, Prometheus, Cartel, Assassin's Creed, Le Bonhomme de Neige... où s'arrêtera-t-il ? Rien à dire de plus sur le cas Portman, peu valorisée par l'effet fish eye des cadrages malheureux du sieur Malick et par un rôle de cagole pathétique. Terry Malick ayant tourné dans divers festivals de musique, quelques guests stars font aussi des apparitions : on croise ainsi les fantômes plus ou moins flippants d'Iggy Pop, de Lykke Li, de Patti Smith et d'Holly Hunter.





D'autres instants furtifs s'avèrent d'une grande drôlerie accidentelle, les acteurs semblant encouragés par leur metteur en scène à faire strictement n'importe quoi. Terrence Malick paraît alors se réjouir d'avoir su "capter" un moment rare, d'avoir réussi à saisir à la dérobée un pseudo éclat de vérité, en réalité d'un ridicule insondable. C'est ainsi que nous avons droit aux gamineries horripilantes de Rooney Mara, que l'on a envie d'étrangler, aux acrobaties improvisées surréalistes d'un Michael Fassbender en roues libres, aux baisers furtifs et navrants d'un Ryan Gosling qui profite de l'espace de liberté entretenue par l'ambiance générale de désinvolture et de dévergondage. Il faut vraiment le voir pour le croire. Le résultat à l'image est tout simplement ahurissant de nullité, de ridicule et de laideur. Quand on sait que le commandant en chef de ce foutoir infect a 74 ans, on se dit qu'on ne doit plus aucun respect au 3ème âge et qu'il y a des internements en psychiatrie qui se perdent (on lui propose la même chambre que Ridley Scott ou qu'un autre Terry, Gilliam).





Le pire c'est que c'est le genre de film qui dissuade d'en écrire une critique. On a l'impression de se répéter, de devoir aligner les synonymes de "ridicule" et "laid" (j'en profite pour vous faire croquer ce remarquable dictionnaire créé par l'Université de Caen), que ne ça sert et rime strictement à rien de commenter un tel désastre, surtout quand on sait combien les fans irréductibles du bonhomme sont véhéments, bornés et dans leur monde. Terrence Malick est pourtant bel et bien le plus gros gag de l'histoire du cinéma. Un gag patiemment et savamment construit au fil des ans. Le vieil homme va réussir à me faire abandonner toute espèce d'attachement à son premier et meilleur film, Badlands. J'ai un petit cadre avec l'affiche du film, un de ces cadres amoureusement confectionnés il y a quelques années avec Rémi. Mon acolyte me regardait pourtant d'un mauvais œil lorsque j'y glissais l'affiche du Malick qu'il n'a, lui, jamais pu encadrer, justement. J'ai à présent envie de décrocher cette affiche de chez moi. Je ne peux plus la regarder dignement. Terrence Malick, c'est comme un très vieil ami dont on aurait appris qu'il est un dangereux psychopathe ou qu'il a commis des actes indéfendables. On ne veut plus avoir aucun rapport avec lui. 


Song to Song de Terrence Malick avec Rooney Mara, Michael Fassbender, Ryan Gosling et Natalie Portman (2017)