16 février 2018

L’Étrange créature du lac noir

Jack Arnold, dans les années 50, en pleine possession de ses moyens, contribua à donner ses lettres de noblesse au cinéma de genre en signant de son nom quelques uns des plus grands titres de la période. Quiconque rangerait ce Creature from the Black Lagoon dans les plaisirs coupables du cinéphile amateur de nanars ridicules et autres "séries Z" dont il est bon de se gausser, aurait tout faux. Certes, le titre, l'affiche (d'ailleurs très belle) ou le contexte laissent à penser que nous tenons là une petite merde. Mais loin s'en faut, puisque L'étrange créature du lac noir compte parmi les petits bijoux et les nobles réussites de la collection Universal Monsters. Le maquillage de la créature a de toute évidence un peu vieilli (peut-être moins cependant que beaucoup d'effets spéciaux numériques sur fond vert...), mais se focaliser là-dessus pour ricaner serait passer à côté d'un bien beau film.





Rappelons un peu de quoi il s'agit. On pourrait s'attendre à un pré-sous-Jaws, avec une créature sous-marine redoutable au centre d'un film rythmé par des scènes de trouille nous la montrant éliminer un à un les membres du casting. Sauf que le script de Jack Arnold est un peu plus malin que ça. On y suit une bande de scientifiques inspectant un lac à la recherche d'une créature millénaire, forcément un peu étrange (d'où le titre). Quand ladite bestiole, à qui il ne manque que la parole, et à la rigueur un petit relooking, voit apparaître, dans ces eaux saumâtres qu'elle habite seule depuis des centaines d'années, une bombe atomique en la personne de Julia Adams, son sang froid ne fait qu'un tour dans son slip.





Le film aurait donc pu tomber dans le graveleux, le racolage, le voyeurisme, l'érotisme de bas étage, écueil que Jack Arnold évite haut la main, en nous livrant une variation sur La Belle et la bête ponctuée de scènes sublimes : ces fameuses séquences de baignade, ou devrions-nous dire, de danse aquatique, puisque c'est à un véritable ballet sous-marin que nous convie un Jack Arnold plein de poésie et touché par la grâce. La 3D, nouveau jouet de l'époque, a peut-être contribué à inspirer à Jack Arnold ces scènes, mais elles ne perdent rien de leur beauté sans cet artifice. Les longues jambes de Julia Adams ondulent quelques centimètres au-dessus des plantes marines et des bras palmés aux mouvements envoûtants, inquiétants mais contrôlés, de l'étrange Gill-Man, l'inoubliable monstre, dans un lente chorégraphie de fascination amoureuse.




Au fond, dans sa simplicité, la créature est encore le personnage le plus touchant d'un film où les personnages masculins, eux aussi obnubilés par la seule femme à bord, se livrent à un combat de coqs ridicule et néfaste. Billy Wilder se souviendra de ce film au moment de tourner Sept ans de réflexion, comédie grinçante épinglant l'américain mâle blanc dominant, incarné par Tom Ewell. Le personnage principal, nommé Richard Sherman, n'avait qu'une idée en tête : tromper sa femme avec la première venue, qui s'avérait n'être autre que l'irrésistible Marilyn Monroe. Celle-ci n'avait alors de cesse de citer, en criant, le titre du film de Jack Arnold, Creature from the Black Lagoon, tout en résistant aux assauts de son voisin du dessous très concupiscent. Dans un New York caniculaire, les deux étages de l'immeuble servant de décor à la comédie de Wilder, l'un occupé par l'homme marié désœuvré, l'autre par la divine blonde, étaient reliés par un escalier sans issue, rappelant les deux mondes séparés du film de Jack Arnold, celui des profondeurs, abritant la menace, et la surface. Malheureusement, Gill-Man, la bête aquatique de L'étrange créature du lac noir, comme son futur homologue des villes, finit par craquer, et embarque la belle dans son antre - image d’Épinal digne de celle tournée par Cocteau dans son adaptation du conte de Mme Leprince de Beaumont. On sent alors le monstre mu par la volonté de renouer avec un amour perdu, cette autre créature dont les scientifiques trouvaient un membre fossilisé au début du film. Jack Arnold parvient ainsi à titiller notre imagination et à nous faire projeter sur sa créature des sentiments qui lui donnent une autre dimension.





Le film a souffert, comme quelques autres du même genre, d'abord de sa modestie, prise à tort pour un manque d'ambition, ensuite de son emballage, nous l'avons dit, mais peut-être aussi de cette suite, mise en boîte un an plus tard par le même Jack Arnold. Nous ne l'avons pas vue mais nous ne savons que trop combien d'autres monstres ont pâti de tirer sur la corde et de se voir inventer tour à tour un fils, un cousin, un neveu, un filleul ou un gendre peu recommandables. Mais le pire coup bas contre ce film reste l'attitude et les choix du Gill-Man après 1954, qui surfa sur la popularité du film pour se constituer un petit pactole en étant d'abord l'effigie d'une marque de sardines bas de gamme, puis en traînant ses palmes sur les plateaux télé pour raconter ses frasques ou en devenant l'égérie par intérim de MacDonald, avant qu'un Ronald plus familial et accueillant ne prenne le relai. La légende raconte qu'on peut apercevoir le Gill-Man dans certaines venelles de Los Angeles, jouant du Gershwin en soufflant dans une conque et recueillant de sa dernière palme valide quelques pounds qui lui permettent de s'acheter des boîtes de câpres entre deux numéros au Marineland local. La triste fin du petit enfant huître...


L'étrange créature du lac noir de Jack Arnold avec Julia Adams, le Gill-Man, Richard Carlson et Richard Denning (1954)

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